Jean Rolin écrit bien. Le ton goguenard et caustique, l’humour sec et glacé font merveille pour narrer les embrouillaminis dans lesquels s’empêtre Martin, notre « héros », qui navigue de dérives en dérives, embarqué qu’il est, sur le rafiot semi-clandestin de l’extrême gauche, dans les années 70, puis après. De coups foireux en infiltrations politiques activistes ratées, la trajectoire en zig-zag de ce paumé moral, amours bernés et amitiés trahies, s’achèvera dans la mare aux canards de l’éthylisme forcené, puis en retraite dans un monastère, où alcoolisme et mysticisme, deux voies convergentes, trouvent leur Rome spirituelle et fatale.
Martin se leurre à peu près sur tout. Ce qu’il admire comme vertus prolétariennes n’est somme toute que bassesse : soupçon, jalousie, complexe d’infériorité, ressentiment, vengeance. Le prolétaire est un sot qui imagine que son patron dissimule des sacs d’or ; un fourbe et un lâche qui ressasse le projet d’empoisonner une cantine d’ouvriers, en laissant traîner des tracts signés d’extrême-droite. Entre soi, le prolétaire « parade ». L’ami Jojo porte sur lui un 7.65, sa manière à lui « d’en imposer ». Ce sont ensuite les sempiternels jeux du chat et de la souris avec les flics, dont ne se sont jamais lassés les petits bourgeois soixante-huitards, avant de faire pareil avec le fisc, quelques années plus tard. Sous le pouvoir de la matraque, on crache surtout sur une classe sociale inférieure à la sienne, qui prétend en imposer à ces enfants de la bourgeoisie confortable, ne réclamant pourtant que le droit de jouer encore un peu, avant de rentrer dans le rang, au soleil d’une situation sociale tout à fait réglementaire et plan-plan, le plus près possible des manettes du pouvoir…
C’est une tradition, chez ces enfants pas terribles, de s’arroger le droit de faire chier les autres, par altruisme et par conviction naïve de bien faire. Il suffisait de trouver une secte ou une Eglise, leur vision déformante en voyait une dans l’extrême-gauche. Il y avait de l’organisation, de la hiérarchie, de l’action, on pouvait y investir sa foi et sa bonne volonté. Leur courte vue, leur arrogante assurance d’être jeunes et indispensables à la cause du peuple, inestimables, les empêchaient de penser plus profond. Lorsqu’ils se mettront à raisonner, ils décideront que les prolétaires sont des gens irrécupérablement aliénés et se préoccuperont de leur ascension sociale. L’heure venue de se retourner sur le passé, ils ricaneront non pas de leur nigauderie et de leur aveuglement, mais sur la cause sociale qu’ils avaient cru politiquement servir, sur les organisations qu’ils avaient investis avec un vague dédain de serviettes pour les torchons. Ils épousaient la cause du peuple avec le même esprit qu’ils épouseront plus tard l’esprit d’entreprise, avec le sens du « défi » et de la « réussite ». Pour bien faire, il leur eut fallu des postes de petits chefs ou de cadres dès les premiers mois… Notre héros Martin ne sera pas si veule et lâche. Il ira jusqu’au bout, et pour finir, allumera dans une chapelle perdue un cierge pour Sainte Rita, sainte patronne des causes désespérées.