A propos d’Henri Michaux,jamais le refrain anti-biographie n’aura aussi bien sonné : pour trouver l’artiste, n’user et n’abuser que de l’Oeuvre, miroir de tout ; prendre l’écriture comme seule mesure de l’homme et de ses vérités. A quoi bon la fouille consciencieuse dans les papiers de famille, les cahiers d’écolier ? Pour quoi faire les visites aux vieilles adresses ? Pour découvrir quel « sale petit secret », quels amours adolescentes, quel brouillon séminal ? L’affaire est d’autant plus compliquée que l’auteur de Plume et d’Un Barbare en Asie n’a cessé d’ajouter son eau au moulin des hostilités. Parmi ses néologismes nombreux, n’y-a-t-il pas « la contre-vie » qui devrait faire réfléchir le biographe au seuil de l’enquête ? Pour Michaux, la « contre-vie », c’est à peu près tout ce que compte une existence en étapes chronologiques obligées : l’enfance, l’adolescence, l’âge adulte, les moments-stagnations et les moments-ruptures, bref, quelque chose comme le pain quotidien des biographes au travail.
Comment raconter la vie d’un écrivain dont une des formules pourrait être la fuite éperdue hors du réel sous toutes ses formes (familiale, sociale, politique…), la défiguration de tout ce qui tient lieu de terre ferme, de repères, de dates parce que forcément décevants ; forcément ennuyeux ? « Vous réclamez du tigre, du puma, mais on ne vous donne que du quotidien ». Ajoutons à cela que Michaux a toujours livré avec parcimonie les événements de sa vie personnelle, détruisant toute correspondance reçue, refusant les lumières médiatiques aux temps sartriens de l’après-guerre, et nous aurons une idée de la mission impossible de Jean-Pierre Martin, premier biographe du poète. De tout ce qui précède, on comprendra que l’auteur n’avait d’autres choix que de présenter d’emblée sa tâche comme ardue, de la présenter comme un pari « contre ». « Contre », titre d’un beau poème-symptôme de Michaux et posture pas si mauvaise que ça pour croiser le fer avec la vie pleine de plis de l’écrivain. Ainsi, la biographie de Jean-Pierre Martin abonde en prévenances et précautions, le mode d’emploi et la justification de sa démarche excédant largement le cadre de la préface d’usage. Ainsi, page 151 : « L’hypothèse qui fonde et justifie mon entreprise biographique, c’est précisément que le reste, tout ce qui reste hors de la littérature et de la peinture, ce n’est pas pour HM la vie insatisfaite et toujours ratée sur laquelle il crache -la vie d’un homme qui fait ses courses. Ce peut être aussi une sorte d’art souterrain et parallèle (…), une pratique de la contre vie qui traverse l’arithmétique des jours (…) où le moi quotidiennement écrasé peut se débattre, voire s’échanger contre un moi fugueur, malade, hypocondriaque ». Il y a dans ce passage à la fois une explication de l’entreprise biographique à l’usage du lecteur et une hypothèse intéressante sur les rapports de l’homme et de l’œuvre qui voit comme principe actif de la création michaldienne la circulation constante entre la déception et l’exécration déclenchées par le réel et la sortie poétique et langagière, incantation magique pour se dégager de la glu.
Dans la vie de Michaux, les moments ne manquent pas où le poète semble goûter par dessus-tout, dans l’expérience vécue, la platitude et l’impuissance des choses à faire « décoller » le sensible et l’intelligence. C’est particulièrement le cas des nombreux voyages qu’il fait dans les années 1930, en Equateur par exemple, où il fait part d’emblée de sa déception, eu égards aux attentes de dépaysement : « Malheur à ceux qui se contentent de peu ! / Et moi, je me suis contenté de l’Equateur ». On savait déjà que cette relation déceptive au réel et son corollaire, le dégagement par les mots (au sens sportif) était l’un des secrets de la formule Michaux, mais le mérite de la biographie est de confronter cette poétique de l’impossible entente et la vie réellement vécue par l’écrivain. On découvre ainsi les stratagèmes d’écriture, les glissements et déplacements que la plume impose à la page blanche pour tordre le réel, construire le(s) personnage(s) et ses métamorphoses en dépit du vrai et de l’existant. Sous cet angle, les années de guerre sont un passage particulièrement intéressant : on y voit en effet que celui qui suscite l’intérêt de Gide ou de Blanchot (en train de théoriser la fameuse « écriture blanche »), du fait ou en dépit de sa présence-absence dans le champ littéraire et éditorial, le poète « dégagé » qui n’a jamais tenu le réel que pour contingence, ne peut s’abstraire du lourd contexte des nations en armes et de la haine ambiante. Ami de Paulhan, avec qui il aura une très longue correspondance, Michaux écrit des textes où passe la même couteau sur la chair du réel, mais avec des interlocuteurs autres. En 1942 : « Immense voix qui boit nos voix : immense père reconstruit géant / par le soin, l’incurie des événements » (…) « Ailleurs ! ailleurs ! ailleurs ! (…) Suffit, ici on ne chante pas / Tu n’auras pas ma voix, grande voix ». Où l’on redécouvre que la poésie la moins idéologique est aussi la plus politique, la plus à même de freiner la grande vague factuelle haïe par Michaux.