Les poèmes de Jean de la Croix ont connu pendant longtemps un destin aussi triste que celui de leur auteur, moine, théologien et mystique, qui termina ses jours dans une misère et une souffrance volontairement établies par la hiérarchie catholique. Comme le Paradis de Dante, comme certains des dizains de la Délie de Maurice Scève, ses œuvres poétiques furent incomprises à cause de leur apparente simplicité, de leurs tentatives, parsemées de symboles et de codes, d’atteindre à Dieu par les mots du poème. La quasi-majorité des traductions tentèrent de circonscrire l’œuvre dans les chemins plus balisés des formes poétiques françaises : rimes artificielles, ponctuation ajoutée et fantaisiste, etc. Il fallut attendre 1942, soit quatre cents ans après la mort du poète, pour qu’apparaisse, sous la plume de Benoît Lavaud, une traduction qui lui rende justice, elle-même rapidement oubliée -la seule à avoir renoncé à la ponctuation, « respiration convenue dont le poids, personnel, assourdit ce qui, dans le poème, parle et, présence d’inspiration, se sait par la scansion du cœur », comme l’écrit Roger Lewinter. Les éditions Lebovici l’avait reprise en 1985. Ivréa la réédite enfin aujourd’hui, accompagnée du texte espagnol.
Cette admirable traduction permet -pour autant qu’une traduction le puisse parfaitement- de pénétrer l’univers d’une pensée aussi « trinitaire » que l’est la Trinité divine qu’elle prend parfois pour motif de son chant. Elle parvient en effet, par le miracle de l’alchimie poétique, à faire ressentir tout à la fois ce qui sépare et ce qui unit l’être et l’univers ; la matière et l’esprit, les hommes et Dieu. Comme chez les autres grands mystiques, comme dans le Paradis et dans Délie, l’amour est le principe fondateur et créateur qui bouillonne au cœur du creuset poétique : il éclaire d’un feu brûlant, ardent et sensuel, l’union qui s’accomplit entre l’homme et l’être aimé, qu’il soit féminin ou divin. A l’encontre de ceux, omniprésents en son temps, qui au nom de Dieu érigeaient violemment vérités et dogmes pour séparer -le croyant de l’impie, le civilisé du sauvage, le Christ de sa parole biblique-, Jean de la Croix trace par le Verbe les voies de l’accord avec l’Autre.