Le monde dont nous avons hérité possède l’étrange capacité de diluer, transformer, pervertir, et finalement écraser tout discours critique : un contexte qui rend plus que jamais nécessaire une pensée autonome et des éducateurs pour nous aider à la former. Jean-Claude Michéa, lui, choisit George Orwell : un esprit libre, c’est-à-dire un esprit « qui, quand il doit juger la valeur d’une idée, ne songe pas d’abord à contrôler si elle est politiquement correcte ou conforme à la ligne juste » ; un esprit qui « se soucie seulement de déterminer dans quelle mesure cette idée rend le monde où nous vivons un peu plus intelligible et, par conséquent, un peu plus maîtrisable par les hommes ». Michéa poursuit ainsi une entreprise de diffusion de la pensée politique d’Orwell commencée avec L’Enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes et poursuivie dans Orwell, anarchiste tory, en utilisant la même méthode : une écriture alliant clarté et concision, des questions suivies de scolies qui évitent les pesanteurs du texte, un refus de l’exégèse afin de donner au lecteur des instruments pour clarifier les conditions de son existence.
D’un volume à l’autre, on retrouve bien sûr les mêmes thèmes centraux : la perte de sens de l’opposition gauche-droite dans la vie politique française (gauche et droite ne représentent plus deux alternatives mais une position à dépasser ; ce que l’on nomme aujourd’hui « socialisme » n’est que le fruit dévoyé et dégradé du socialisme hérité du XIXe siècle) ; la réhabilitation de la culture populaire, capable de créer des valeurs dont celle, centrale, de common decency ; la critique de la notion de progrès, déjà abordée (plus succinctement) dans Orwell, anarchiste tory. Résultat : la déconstruction systématique de pans entiers de l’imaginaire de la gauche contemporaine, pour laquelle le progrès est non seulement le moteur de l’histoire mais aussi la justification de leurs positions ; en s’accaparant le nom de « socialistes », celle-ci en prive les classes populaires et réalise un habile glissement sémantique par lequel le terme « populiste » passe de l’extrême gauche à l’extrême droite. Pour Orwell, au contraire, l’idée de « progrès » doit être questionnée : « Si l’on commençait par se demander : qu’est-ce que l’homme ? Quels sont ses besoins ? Comment peut-il le mieux s’exprimer ? On s’apercevrait que le fait de pouvoir éviter le travail et vivre toute sa vie à la lumière électrique et au son de la musique en boîte n’est pas une raison suffisante pour le faire. L’homme a besoin de chaleur, de vie sociale et de sécurité : il a aussi besoin de solitude, de travail créatif et de sens du merveilleux. S’il en prenait conscience, il pourrait utiliser avec discernement les produits de la science et de l’industrie, en leur appliquant à tous le même critère : cela me rend-il plus humain où moins humain ? ».
Reste la question de savoir si le progrès, aujourd’hui, ne détruit pas la possibilité même de sa propre critique en atomisant les individus et en leur faisant perdre le sentiment d’appartenir à un groupe social, sentiment qui seul est capable de produire des valeurs permettant de contester l’ordonnancement du monde. Editeur français de Christopher Lasch, passeur indispensable de l’œuvre politique d’Orwell, Jean-Claude Michéa fabrique peu à peu les outils d’une véritable affirmation critique, face à la désolation d’un monde mal vécu parce qu’impensé.