Un virus : c’est sans doute ce que Jean-Charles Massera, si le sort ne l’avait fait tel qu’il est, aurait sans doute aimé être. A défaut, il s’emploie depuis quelques livres (France, guide de l’utilisateur puis un amusant Amour, gloire et Cac 40, chez le même éditeur) à parasiter la ronronnante léthargie d’un consensus socio-économique dont il aime à singer le vocabulaire terne, la paisible apathie et les massives aberrations, insinuant avec malveillance sa bonhomie cynique et son désagréable grain de sel au sein des rouages huileux de la grande machinerie globale. Viral, ce curieux petit pamphlet lancé en miroir à la tête d’un monde où tout va ou presque l’est assurément : on n’attaque jamais mieux qu’avec les armes dérobées dans la Sainte-Barbe de l’adversaire, et on ne le ridiculise jamais autant qu’en pastichant jusque dans leurs moindres détails (car les détails, c’est bien connu, tuent) ses discours et manies. United emmerdements of New Order, donc : une sorte de vingt heures surréaliste où défilent reportages absurdes et enchaînements pseudo-journalistiques en novlangue (de bois), une charge satirique et comique contre un système fier de son irréprochable logique et de ses petits paravents droits-de-l’hommistes, un gigantesque parasitage par entrisme de la chape de plomb formelle et procédurale derrière laquelle s’abrite et se voile la néo-barbarie charriée à grands flots par la post-histoire. Dans le New Order de Massera, les français de Savoie fuient par milliers vers la Suisse où le gouvernement, un peu embarrassé, gère l’afflux au mieux en organisant des camps de réfugiés provisoires à la frontière ; le monde civilisé s’offusque de ce que des petits voyous basanés passent leurs journées à jeter des pierres sur les forces de l’ordre au lieu d’aller à l’école ; on codifie par le menu les procédures d’expulsion dans de fabuleux textes législatifs où l’Etat, dit de droit, trouvera une bonne fois pour toutes une parade juridique pour chaque critique ; on confronte les droits imprescriptibles de l’individu à l’épineux problème de la construction d’un mur de soutènement à la Luy (en Suisse) « pour améliorer la sécurité des piétons au carrefour » ; on sympathise colonialement avec des peuplades arriérées et l’on se prend d’amitié pour « les ressortissants appréhendés à la hache ou jetés à terre ».
Tout cela pourrait sentir son pensum anti-World Company et tourner, humour mis à part, à la pesante briquette moraliste d’inspiration gauche de gauche ; l’étrange obstination avec laquelle l’auteur détourne les tics et codes du langage juridique, administratif ou économique, puis détourne son propre détournement, n’est cependant pas sans provoquer une surprenante impression de vertige, renforcée par l’usage (l’abus) des répétitions et de refrains libéraux transformés en quasi-litanie. Libre à qui le souhaite de ne suivre Massera que pour la causticité de son regard sur « la petitesse et la mesquinerie des aspirations occidentales » (dixit l’interminable argumentaire proposé sur le site de l’éditeur, long au point qu’on soupçonne l’auteur de n’avoir pas résisté non plus à l’envie de saboter par l’excès, à son propre désavantage, la dimension publicitaire de son texte), puisque c’est bien de cela qu’il s’agit. On n’est cependant pas complètement infondé à préférer voir dans United emmerdements une stupéfiante manière de transformer des copeaux de matière brute prélevée au jour le jour sur les autoroutes de l’information en fragments dérisoires et burlesques d’un objet littéraire comique parce qu’excessif, moins politique qu’irrésistiblement poétique.