« Il y a de ça quinze jours, Hilario se regarda dans le miroir ovale accroché au mur de l’entrée et s’aperçut qu’il était devenu Napoléon. » Ce sont des choses qui arrivent. Surtout dans le petit monde littéraire cocasse et cruel de Javier Tomeo, qu’une petite dizaine de romans et quelques pièces de théâtre ont imposé comme l’un des meilleurs émules du grand Beckett ou, en tous cas, comme l’un des plus singuliers. Au décor des souterrains labyrinthiques de l’opéra (Le Mystère de l’opéra, son dernier roman traduit) succède donc celui du modeste appartement d’un employé tranquille, passionné d’histoire militaire et obsédé par le général corse. A force de relire les dizaines d’ouvrages qui lui ont été consacrés, il finit par perdre la boule : vautré sur son lit, il commence à s’entretenir avec les proches de l’Empereur, tour à tour réincarnés dans l’orteil qui dépasse de sa chaussette trouée. Bourrienne (le secrétaire privé), Murat (le fidèle maréchal) et les autres, entre deux conversations, devront cependant livrer bataille à l’autre Hilario, celui du monde contemporain, qui resurgit épisodiquement pour ramener son double malade à la raison.
Pendant ce temps-là, à l’étage du dessous, le tenancier d’un magasin de costumes a la mauvaise idée de se déguiser en Joséphine. Les fantasmes impériaux d’Hilario ne sont pas prêts de s’éteindre, quand bien même « il n’a pas l’habitude de prendre les vessies pour des lanternes »… Tomeo, qui donne à nouveau la preuve de son talent pour les dialogues piégés ou désopilants, regarde son héros s’enliser dans sa folie avec plus de tendresse que de cruauté. L’infatigable péroraison de son Hilario, tiraillé entre ses certitudes contradictoires (« suis-je un de ces faux Napoléon qui préfèrent délirer plutôt que d’accepter la médiocrité de leur vie ? »), est pour lui plus qu’un prétexte : un véritable terrain de jeu. De questions sans réponses en envolées schizophrènes, il fait de son Napoléon VII une petite fantaisie ludique et désordonnée dans laquelle, des deux Hilario, il devient finalement difficile de savoir lequel est le fou. Ou encore d’être sûr que toute cette comédie ne relève pas du jeu presque lucide d’un homme ennuyé, décidé à se moquer un peu de lui-même. En faisant bref (150 pages à peine), le romancier aragonais a su éviter l’ennui : l’étrangeté de la situation n’en est que plus frappante. Ce n’est pas encore du Kafka, mais ça n’en est pas moins savoureux. En tous cas cela finira mal, forcément, surtout pour le voisin du dessous. A trop jouer avec sa propre raison, Hilario s’emmêlera un peu les pinceaux. « Une chose est indiscutable », remarquait-il d’ailleurs avant de dérailler complètement : « c’est la difficulté de savoir où finit le bon sens et où commence la folie. »