On connaît principalement Cercas pour Les Soldats de Salamine, fiction richement documentée sur la guerre d’Espagne, texte poignant né du geste inouï d’un soldat républicain qui, tenant l’un des fondateurs de la Phalange à sa merci, décide en un regard de l’épargner. Le roman fit sensation aux quatre coins du monde avant d’être porté à l’écran par David Trueba. Javier Cercas s’intéresse aux hommes et aux situations extrêmes qui les révèlent à eux-mêmes. A la vitesse de la lumière prolonge cette exigence narrative visant à réconcilier bourreaux et victimes, non pas dans le cercle abstrait de la morale et du pardon, mais comme éléments constitutifs d’un même monde indivisible. Le narrateur pourrait s’appeler Cercas (comme l’annonce judicieusement l’éditeur) tant les références à l’œuvre de l’auteur sont parties prenantes de l’histoire. Ecrivain prometteur, il quitte Barcelone sur les conseils de l’un de ses enseignants, pour qui les voyages forment l’intellect. Devenu professeur assistant d’espagnol à l’université d’Urbana, près de Chicago, il sympathise avec l’un de ses collègues, Rodney, un homme étrange et solitaire que la rumeur dit vétéran de guerre. Leur amitié, faite principalement d’échanges littéraires, s’interrompt lorsque Rodney disparaît sous l’impulsion d’une de ces crises dont il semble familier. Sans nouvelle et visiblement dépendant de son nouvel ami, l’écrivain débutant part à sa recherche et apprend par son père quel type d’homme il est véritablement : un ancien du Viêtnam, psychologiquement ruiné par cette expérience, et a priori incapable de cultiver quelque forme de relation humaine que ce soit.
Rentré en Espagne, le narrateur publie ses premiers livres, se marie et fonde une famille, tout en ruminant régulièrement cette amitié teintée de malaise et de manque. Car si l’importance de cette rencontre ne se dément jamais à ses yeux, sa valeur morale est altérée par les révélations du père. Membre actif d’une des escouades spéciales de l’armée, Rodney fut responsable au Vietnam de nombre d’atrocités et ne peut, selon le narrateur, que passer son existence à expier ses fautes, son errance psychique n’étant qu’une faible sanction au regard de ses actes. Hanté par cette histoire, l’écrivain va tenter de la mettre en forme, de l’écrire en y mêlant ses propres réflexions, ou ses propres limites à appréhender cette réalité.
C’est ce rapport infiniment brutal entre l’écrivain et le réel que Javier Cercas met en scène dans A la vitesse de la lumière, l’écrivain qu’il définit sans ambages comme « un type qui se pose des problèmes on ne peut plus complexes et qui, au lieu de les résoudre comme ferait n’importe quel individu sensé, les rend plus complexes encore. C’est-à-dire que c’est un cinglé qui regarde la réalité et qui parfois la voit ». La question de savoir si l’auteur livre au passage des confidences sur lui importe peu ; les quelques gages de véracité qu’il distille suffisent à teinter l’ensemble d’une certaine authenticité. Véritable réflexion sur la tâche de l’écrivain face au monde et son Histoire, A la vitesse de la lumière se présente pourtant sous la forme romanesque la plus lisible qui soit. Là certains auteurs, dans ce type d’exercice, assurent la publicité de leur propre intelligence, Javier Cercas, lui, décrit lui-même ces difficultés qu’il a sans doute rencontrées, sans jamais leur enlever leur rôle narratif. « Parce qu’écrire était la seule chose qui pouvait me permettre de regarder la réalité sans me détruire ou sans que celle-ci s’abatte sur moi comme une maison en flammes, la seule chose qui pouvait doter la réalité d’un sens ou d’une illusion de sens ».