Il l’avait annoncé, c’est fait : le Seuil a confirmé le 3 avril que DSK porte plainte pour diffamation contre Régis Jauffret. L’objet du délit ? Le nouveau roman de ce dernier, La Ballade de Rikers Island, qui se voit offrir un petit supplément de pub quelques semaines après sa sortie. Cette Ballade vaut-elle vraiment une plainte ? En justice, on ne sait pas. Au tribunal des bons romans, l’acquittement s’impose. Rétrofocus.
Décidément, l’auteur de Clémence Picot semble ne plus vouloir s’occuper que du réel. Après Microfictions qui lui a valu la consécration auprès du grand public avec le prix France Culture / Télérama, il s’est successivement attaqué aux affaires Stern (Sévère, en 2010), Fritzl (Claustria, en 2012) et maintenant DSK (La Ballade de Rikers Island, roman-vedette du début d’année 2014). Du réel, rien que du réel, toujours du réel, donc. L’exergue de Rikers Island pose même une déclaration de principe : « Le roman, c’est la réalité augmentée ». Fort bien. Sauf que jusqu’à présent, les tentatives de Jauffret dans le domaine de la réalité augmentée n’avaient pas donné grand-chose. Sévère était tout sauf mémorable ; quant à Claustria, en dépit de l’emballement-réflexe de la presse, c’était… une calamité. Débarquant avec ses gros sabots sur un scène de crime sordide, Jauffret jouait au paparazzi, recensait méticuleusement les souffrances de la victime (rebaptisée pour l’occasion, mais son père, lui, était appelé par son nom, d’où une « fictionnalisation » bancale et mal assumée qui participait du malaise, et du ratage), en rajoutait, poussait aussi loin que possible le bouchon du sinistre. Qu’il mette en branle sa machine à humour noir et sa fascination pour l’abject sur un personnage comme Clémence Picot, bien ; mais sur un être réel ? Il y avait là une complaisance douteuse, aggravée par les parallèles idiots entre la réclusion dans la cave chez Fritzl et les camps de concentration (« Durant plusieurs mois, Fritzl a rêvé d’un camp privé dont Angelika serait la seule prisonnière et lui le kapo, le SS, le Führer »…), ou les sous-entendus folkloriques sur l’Autriche et son amour pour l’oppression vert-de-gris, dont personne n’a relevé la finesse…
Fouiller les poubelles
Autant dire que c’est avec une certaine anxiété qu’on a ouvert La Ballade de Rikers Island. Le sujet DSK a tout pour plaire à Jauffret (inutile de souligner ce que l’affaire a de romanesque : intimité du couple, psychologie de l’homme de pouvoir, rapports de classe, mœurs judiciaires aux Etats-Unis, etc.), mais aussi tout pour lui permettre d’étaler le pire : gros plans sur la quéquette de DSK, étalage de sécrétions et de fessiers, longues reconstitutions de la scène de viol, etc. Alors ? Alors, ça commence assez mal, avec une ouverture pataude où se découvrent les partis-pris pas forcément heureux du dispositif imaginé par Jauffret. Celui de ne jamais nommer DSK, par exemple (Fritzl l’était dans Claustria), désigné par un simple « il » ; Anne Sinclair non plus n’est pas nommée, ni les avocats, ni le procureur. Nafissatou Diallo, en revanche, oui. Les différents épisodes de l’affaire sont exposés avec des allées et venues dans le calendrier : interpellation, chambre d’hôtel, coups de fil aux avocats, arrivée d’Anne Sinclair à New York, etc. D’emblée, on doute un peu de la capacité de Jauffret à surmonter l’échec de Claustria, et on tombe dans les premières pages sur cette petite phrase prophétique : « Leurs sanglots dont le bruit fissurerait la carapace qui le protégeait déjà si mal de la méchante réalité ». C’est de DSK qu’il est question, mais on se demande si la « méchante réalité » n’est pas, au fond, la meilleure ennemie de Jauffret lui-même. A l’autre bout du roman, la jeune femme avec qui il se rend à New York lui fait aussi ce reproche : « Ton imagination est morte », comme s’il y avait, là aussi, un aveu d’impuissance romanesque. Sauf qu’entre ces deux extrémités, étonnamment, Jauffret accomplit le décollage que n’accomplissait pas Claustria, et arrache son livre à la pesanteur du « roman sur l’affaire DSK ». Pas toujours, cela dit ; il y a même des passages grotesques, comme quand il se rend en Guinée pour rencontrer les Diallo, ou qu’il loue une chambre au Sofitel dans l’espoir… l’espoir de quoi, d’ailleurs ? « Les lieux gardent parfois l’empreinte de ceux qui en sont partis », se justifie-t-il. Difficile pourtant de croire qu’il y ait un intérêt quelconque pour le romancier à se glisser dans la peau d’un paparazzi, et à fouiller six mois ou un an a posteriori les poubelles des protagonistes en vue d’y trouver d’hypothétiques nouveaux indices.
Grand roman bancal
Heureusement, le Jauffret nouveau est sauvé par le Jauffret ancien, si l’on ose cette formule : au bout d’un moment, le récit banal de ce qu’on connaît déjà et qu’on peut lire et relire à loisir en allant sur Wikipedia, au présent de l’indicatif, est de plus en plus submergé par des variations au conditionnel qui rappellent les envolées conjecturales des romans des années 2000, avec cette espèce de poursuite des possibles qui avait été portée à son point de perfection dans Univers, univers. La virtuosité de l’auteur refait alors surface, avec ses longues phrases ponctuées d’images dignes d’un film fantastique (« les tuyaux dont je crains de voir s’écouler une amicale de rats couverts de cafards comme un manteau de poissons-pilotes »…). DSK et Sinclair restent présents mais ils s’effacent un peu, et les méditations un peu folles de Sinclair désorientée propulsent le roman dans un entre-deux à mi-chemin entre la réalité dont il est censé être sans cesse question et l’irréel où on a l’impression que Jauffret est à son meilleur. Est-ce cela, la fameuse « réalité augmentée ? » Peut-être. Toujours est-il que ce grand roman bancal, saisissant sous certains aspects, laisse l’impression bizarre d’être une réussite en lutte contre son propre programme. L’idée est d’adhérer au vrai en bouchant éventuellement les trous dans ce qu’on sait du vrai, mais le résultat ne stupéfie vraiment que quand il oublie le vrai et qu’il joue à agrandir les trous. Est-ce à dire que Jauffret réussit son coup malgré lui ? Lui, de son côté, semble se justifier de son virage vers la réalité augmentée, dont on se demande au passage où il le conduira par la suite (Outreau ? Dutroux ? La secte du Mandarom ?) : « J’aurais pu regarder passer les décennies dans le même roman, lâche-t-il, avec une poignée de personnages qui auraient tenu dans un jardin les dimanches où je les aurais réunis autour d’un buffet campagnard ». Phrase en l’air, ou explication en douce d’une nécessité romanesque ? Chacun jugera. Littérairement, du moins. Pour le tribunal, rendez-vous dans quelques semaines.