Sans hésiter, il y a dans Les Jardins Statuaires, réédités aujourd’hui, sans une seule ride, plus de vingt ans après leur première « apparition », du miracle à revendre. Et de la haute voltige digne des voyages fantastiques à la Buzatti, des classiques de l’initiation solitaire à la « jeune Werther » ou d’une errance miroir de l’oeuvre en mouvement façon Don Quichotte. Comment le lecteur peut-il si vite adhérer et se plonger dans cette « province des jardins statuaires » où la pierre se cultive, se convulse selon l’humeur et régit quotidien, techniques et rituels d’une cartographie imaginaire ? Grâce, peut-être, à l’intime croyance qu’Abeille semble lui-même confier à la puissance descriptive, en tant qu’art de laisser proliférer son » rêve éveillé « , comme l’auteur le dit avec clin d’œil à ses complices surréalistes, ajoutant au passage avoir cru réaliser ici le récit d’un fou. Mais un récit plus proche de la fiction que du roman, prévient son ami Bernard Noël dans sa préface : tout part ici d’une vision ténébreuse, qui semble pousser les phrases en avant, sans ordre préétabli, sans logique romanesque. D’où la folle dynamique de ces 400 pages hallucinées, où le « Je » anonyme est pris d’un tel désir de voir qu’il en vient à écrire son propre chemin vers l’Autre. Mais où est l’Autre pour celui qui redevient étranger dès qu’il se met à chroniquer ce monde ? Pas au centre, en tout cas, puisqu’il n’est ici question que de marges sans cesse repoussées, de jardins fascinants aux auberges du commerce de la chair, d’un domaine où la pierre folle dévore toute trace biologique jusqu’aux steppes nordiques d’une légende nomade… Autant de chemins qui conduisent Abeille à camper des scènes mémorables, notamment une fuite dans les profondeurs graisseuses de la pourriture des pierres (!), tournant à l’avantage d’un érotisme des plus terriens. L’ombre de Léo Barthe, pseudonyme d’Abeille dans ses récits érotiques (publiés chez Climats), plane sur ces lignes…
Opus d’ouverture du « Cycle des contrées », où resurgit cette métamorphose du narrateur face aux pages à écrire ou à trouver, Les Jardins Statuaires fascinent par leur impact visuel et l’intimité qui s’y noue entre écriture et errance. Confidence du voyageur : « J’écris pour être loin, pour demeurer dans ce lointain écarté ». Dès lors, exil et appel intérieur rythment une fuite vers l’avant, ni épique ni musculaire, où l’habileté des dialogues motive par son net tranchant. Avec, pour fil d’Ariane, une poignée d’images et de petits objets qui tissent les grandes fictions. Ouverte à l’imaginaire des éléments, voire à une » poésie des animaux « , la langue d’Abeille, soignée et classique au meilleur sens du terme, laisse aussi enfler une sourde angoisse identitaire : pierres statuaires et peau des hommes ne se côtoient-elles pas au point de se confondre, de s’absorber ? Statues lépreuses et statues d’ancêtre prenant le visage d’un homme promis du coup à la mort, statuettes de métal protégeant les fillettes d’une triste destinée : la pierre a ses hantises que l’écriture seule peut sonder. On se souvient de la Vénus d’Ille de Prosper Mérimée… Et elle le fait en se cherchant elle-même. Si l’effet « mise en abîme » du livre en train de s’écrire a été plus d’une fois érodé, Abeille lui redonne ici un coup de fouet. Avec doigté.