Au milieu des années 1970, Jacques Abeille, 35 ans, commence d’écrire une plaquette de cinquante pages qui, sans qu’il le veuille, est devenue un roman : Les Jardins statuaires, récit situé dans un monde imaginaire où des cultivateurs font pousser des statues vivantes. Ce livre inclassable, cousin de Buzzati (Le Désert des Tartartes), Jünger (Les Falaises de marbre) ou Gracq (Le Rivages des Syrtes), paraît 1982 chez Flammarion grâce à Bernard Noël, après un ratage chez José Corti (manuscrit perdu). Sur sa lancée, Abeille rédige d’autres récits sur le même monde, qui finissent par former une saga : le « Cycle des contrées », qui compte des milliers de pages. Une entreprise parmi les plus bizarres et opiniâtres de la littérature contemporaine, restée longtemps confidentielle en raison d’une succession de calamités éditoriales (incendie d’entrepôt, rééditions introuvables, etc.) Au début des années 2010, les jeunes éditions Attila remettent Abeille à l’honneur, comblant les attentes de la communauté de fans qui s’est constituée autour de lui. Les Jardins reparaissent en 2010 sous une couverture de François Schuiten, deux inédits sortent l’année suivante. Un travail qui continue aujourd’hui avec la réédition du Veilleur du jour, deuxième volet du cycle, 30 ans après sa parution chez Flammarion et 8 ans après sa reprise chez Deleatur, le petit éditeur des Hautes Alpes qui a longtemps hébergé Abeille…
L’histoire se passe à Terrèbre, capitale de l’empire, cité portuaire labyrinthique qui fait penser à une version gothique de Bordeaux (ville fétiche de l’auteur). Un piéton amnésique, Barthélémy Lécriveur, arrive sur place, désireux d’embarquer pour les îles. Mais l’hôtelier qui l’héberge le rencarde sur un job facile et bien payé : gardien de jour d’un entrepôt et d’un cimetière abandonnés. Barthélémy accepte, sans savoir quels secrets renferme l’entrepôt. Pendant ce temps, le policier Molavoine enquête sur un complot, et une rumeur annonce que des barbares se massent aux portes de l’empire… Démarré comme un roman d’aventures, le livre intègre un polar, une méditation sur le pouvoir, des percées dans l’ésotérisme, bref, toutes sortes de dimensions qui forment un monde entier, étrange, piégé, envoûtant. Le style d’Abeille, classique et chantourné, participe de l’atmosphère épaisse du texte, tout comme ses digressions, fausses pistes et clins d’œil à l’histoire et à la littérature. Les lecteurs impatients s’agaceront devant la lenteur de l’intrigue, et ceux que l’imaginaire rebute feront la moue devant les mystères dont raffole l’écrivain. Mais il est difficile, si on veut jouer le jeu, de ne pas céder au pouvoir d’ensorcellement de cette prose altière et de cet univers complet, qui accomplit en grand format la tâche magique des romanciers : inventer d’autres mondes, pleins de fenêtres sur le nôtre.
« Le Veilleur de jour », de Jacques Abeille (Le Tripode, 500 p., 24 €)