Le jeu de pistes de la rentrée. Entre malentendu et usurpation, erreur et conspiration, le Mexicain Ignacio Padilla propose l’un des plus éblouissants labyrinthes romanesques qu’il nous ait été donnés de lire depuis longtemps. On ne s’attend pas vraiment, en tournant la première page de ce texte bref (deux cents pages à peine), à être précipité de la sorte dans un gouffre de faux-semblants et de pièges d’une insondable profondeur : s’y lancer, c’est laisser se refermer sur soi une machinerie littéraire aux mécanismes inexorables, réglés à la perfection, et finalement se perdre dans les méandres d’une fascinante réflexion sur l’identité et la place de chacun dans le grand plan du siècle et de l’Histoire. Autant dire que toute tentative de résumé restera vaine. Mentionnons seulement le point de départ d’une intrigue à ramifications multiples : une partie d’échecs dans un train militaire qui file vers le front de l’Est durant la Première Guerre mondiale. L’un des joueurs est soldat et croit se diriger vers sa mort ; l’autre est aiguilleur et n’a pas grand-chose à craindre. Les deux hommes jouent leur identité : au gagnant reviendra la vie tranquille, au perdant la boucherie des champs de bataille. Deux destinées se décident ainsi autour d’un échiquier avant de se séparer à nouveau et d’évoluer en parallèle des décennies durant. Jusqu’à ce que le fils de celui qui remporta la partie cruciale s’essaye à démêler les nœuds de cet échange d’identité entouré de mystère, et se trouve à son tour attiré dans un réseau d’énigmes inextricable : l’enquête peut commencer, et Padilla passer à la vitesse supérieure. Car quand bien même la matière des seuls premiers paragraphes aurait largement suffi à donner un excellent roman, le jeune Mexicain ne s’y arrête pas : ajoutant les miroirs traîtres les uns aux autres, il greffe ce premier tour de passe-passe sur une impressionnante toile historique où les pontes du régime nazi sont les maîtres du jeu, initiateurs (ou victimes) de cet « Amphytrion » machiavélique, « prétendu projet de supplantations d’identité qui aurait été, dans les premiers mois de la guerre, imaginé par le général Goering comme possible moyen de faire pièce à Heinrich Himmler, son éternel rival au sein du Reich. » Au bout du fil, un fragment de vérité incertaine sur l’identité de celui qui prétendait s’appeler Adolf Eichmann et que l’on a jugé à Jérusalem, au début des années soixante. Peut-être.
Tout cela a l’air abracadabrant ? Pas tant que ça. Ignacio Padilla, dont c’est seulement le deuxième roman publié (il est également l’auteur d’un recueil de nouvelles et de La Cathédrale des noyés, publié voici six ans mais pas encore traduit en français), maîtrise en effet son intrigue à la perfection. Dans un style dense et élégant, il livre avec Amphytrion un puzzle historique, politique et identitaire d’une ampleur rare, qui appuie son extraordinaire virtuosité sur les hasards et coïncidences étranges d’une Histoire envisagée comme un gigantesque cyclone en perpétuel écroulement sur lui-même. C’est moins de phrases que de quelques bonnes pages de cartes, d’arbres généalogiques et de schémas fléchés que l’on aurait besoin pour parvenir à faire entrevoir la complexité et l’intelligence de ce texte passionnant où Padilla, qui a remporté grâce à lui le prix Primavera à Madrid l’année passée, entremêle des histoires individuelles hors du commun et une Histoire aux voies énigmatiques avec une précision d’horloger suisse et un talent d’écrivain rare. Un petit chef-d’œuvre qui nous élève deux cents pages durant au-dessus de l’échiquier du monde, sans que l’on parvienne cependant à tout à fait comprendre la partie qui se joue sous nos yeux. Mat en quelques coups, bien sûr, mais l’on en redemande.