Iain Banks a une coquetterie : sous le nom de Iain M. Banks paraissent ses oeuvres de SF (dont ne manque en français que Feersum endjinn, qui serait un défi passionnant pour le traducteur !), tandis que c’est Iain Banks qui signe les oeuvres « non SF ». Transition est le dernier des rares romans de Iain Banks à avoir été traduits en français, mais il paraît dans une collection SF (« Orbit »)… Le roman développe en effet une intrigue basée sur la capacité de certaines personnes à transiter d’un monde à un autre, le tout supposant qu’il y a une infinité de réalités parallèles. Le voyageur dit « transitionnaire » peut intégrer le corps d’une personne vivant dans une autre réalité, dont la conscience est alors mise en sommeil. Ce pouvoir reste un privilège et une organisation nommée Concern gère au mieux les allées et venues de ses employés, auxquels elle confie des missions dans le but affiché de promouvoir le bien dans l’infinité des mondes possibles. Evidemment, la demi-douzaine de personnages dont on suit les aventures sera au coeur d’une lutte à l’enjeu aussi énorme qu’énigmatique…
Difficile d’en dire plus, car c’est là que réside le talent de Banks : sa capacité à proposer un texte construit sur le principe de lignes d’abord parallèles, qui finissent pas s’entrecroiser puis se réunir. Si l’on ignore ce qui peut relier un connard arriviste fasciné par l’argent (mais surtout par lui-même), un patient alité et qui divague, un transitionnaire assassin, et d’autres membres dirigeants du Concern, Banks distille les indices et, sans surprise, le puzzle se reconstitue à la fin. L’auteur nous refait ainsi le coup de son excellent L’Usage des armes : au plaisir de voir progresser l’action s’ajoute celui de comprendre à la toute fin ce qui était en jeu. Mais s’il est difficile d’en dire plus, c’est surtout parce qu’il y a finalement peu à dire : la construction paraît assez vaine tant les réponses, mais aussi les interrogations qui subsistent, sont faiblardes. Transition ressemble à une introduction, comme la mise en place d’un monde dans lequel on attend encore que naisse l’action principale.
Si le principe des lignes narratives permet de jouer à pister les personnages, à reconstruire la chronologie, la relecture laisse apparaître une évidence criante : Banks a tenté un mélange des genres qui se veut un équilibre, et qui finit par être indigeste. Certes, on retrouve la question qui hante l’oeuvre SF de Banks : l’exploration de la part d’ombre que cache la volonté de faire le bien. En bonne place aussi, la fascination pour le sexe, la mort et leur mélange, qui avait singularisé la voix de Banks dès son premier roman (Le Seigneur des guêpes). Il y a enfin ce dégoût du système capitaliste et marchand qui donne leur orientation critique à ses textes… Trois ingrédients qui trouvent dans son « Cycle de la Culture » leur expression parfaitement équilibrée mais qui sont ici mal amalgamés : tout est explicite, beaucoup trop. Un couple disserte de la question de l’action bienveillante tout en baisant ; un bourreau raconte par le menu la naissance de sa vocation ; et bien sûr, le dealer devenu trader (Adrian) nous livre une sociologie de la drogue, ainsi qu’un manuel de l’ascension sociale pour arrivistes en milieu londonien. Ces thèmes prennent l’ascendant sur celui de la transition, et il semble bien que, titillé par la crise financière, Banks ait été emporté par sa veine sociale – on ne pourrait expliquer autrement l’insistance pénible sur Adrian : on peut le dire sans rien dévoiler, le dernier paragraphe est consacré à ce personnage odieux, comme s’il était le vrai centre du bouquin, et ne fait que confirmer cette impression que l’auteur n’a pas su trancher entre un remake de son Business et une vraie partie de SF comme il sait faire.
Publier ce texte sous son nom mainstream était finalement cohérent. L’auteur ne tire pas grand chose du dispositif des réalités parallèles. Et le traitement du thème du pouvoir (de l’argent, de la technologie, de la séduction) ne parvient qu’à peine à sauver ces presque 400 pages. Les amateurs de Banks (avec ou sans M.) s’en sortiront avec une semi-déception ; ceux qui attendaient de la bonne SF, en revanche, passeront leur tour.