On peut lire Le Marin de Dublin comme la suite de Sang impur, le premier roman autobiographique de Hugo Hamilton, qui lui avait permis d’accéder à une renommée immédiate et de se libérer en analysant ce qu’il avait au fond de lui, de ses origines. Lui, fils d’une allemande et d’un nationaliste irlandais, né à Dublin en 1953, élevé avec l’interdiction de prononcer le moindre mot en anglais… Sang impur lui avait permis d’exorciser cette enfance en revenant, notamment, sur l’image de son père, tyran solitaire incapable de manifester ses sentiments envers les siens, emmuré dans ses idéaux. Après ce récit des premières années, il s’attache ici à son adolescence dans un roman de la colère. Une colère digérée, mais qu’il restitue parfaitement. Hamilton reprend les thèmes de Sang impur, mâtinés d’un plus grand attachement à l’individu : adolescent, il prend davantage conscience de ce qui l’entoure, de la façon dont il grandit, de ces contraintes absurdes qu’on lui impose et qu’il trouve chaque jour un peu plus insupportables. Son histoire s’écrit sous le prisme identitaire du « bigarré » ; il raconte encore et toujours son père, mais lui pardonne aussi. En revenant sur ses choix, Hamilton s’autorise à trouver les clefs qui le sortent de sa double appartenance, sa double identité.
Après les années marquées par le bannissement de l’anglais, les mots interdits jetés au vent pour ne pas être entendus à la maison, Hugo grandit ; il écoute en cachette, sur le nouveau tourne-disque, ses 45 tours de John Lennon et, pour s’évader et changer d’univers, travaille sur le port avec son ami Packer, celui qui raconte des histoires et le réinvente, lui laissant ainsi le loisir de se taire. Là seulement, il peut oublier qu’il est « le fils d’une Allemande couverte de honte devant le monde et d’un Irlandais qui refuse de se rendre aux Britanniques. Voilà ce que j’ai besoin d’oublier, ce à quoi je ne veux plus penser. Je ne veux pas de passé derrière moi, ni de conscience, ni de mémoire. Je veux quitter ma maison, ma famille, mon histoire ». Pour lui, la seule possibilité de s’affirmer passe par l’opposition, systématique puisque pèse sur toute la famille l’ombre de ce père autoritariste, souvent ridicule, déconnecté, incapable de trouver sa place entre ses idées et son affection pour les siens, condamné à la solitude. Bien que les choses évoluent : « Ma mère entreprit de changer mon père. Il lui arrive de me parler et de reconnaître qu’il a commis des erreurs. Il veut que je lui pardonne et que je ne refasse pas les mêmes. Il me serre dans ses bras et la force de ses sentiments pour moi me suffoque. Il dit que je rectifierai toutes ses erreurs. Car c’est à quoi servent les pères, comme ça les fils peuvent prendre un nouveau départ et commettre des erreurs différentes ».
En attendant ce moment, qui ne viendra que plus tard, impossible de ne pas laisser la révolte monter, alimentée souvent par des crises d’une rare violence. Quand le travail sur le port perd sa sérénité, ne restitue plus ce calme qu’Hugo recherche, parce que les évènements extérieurs s’en mêlent, que les querelles éclatent, il décide de partir. Direction l’Angleterre d’abord, où il travaille quelques temps en usine avec Packer. Puis départ pour l’Allemagne, Berlin. « Quand on est jeune, on peut changer d’identité. Mais il y a toujours un détail qui vous trahit, une partie de vous qui vous révèle et que nul ne peut cacher. Votre façon de regarder le monde, de votre point de vue. Cela, on ne peut jamais le dissimuler parce que c’est visible, telles d’anciennes ruines dans un paysage ». Hugo caressera un instant l’envie d’adopter la nationalité allemande. Impossible. Il lui restera à trouver sa propre appartenance. Avec ce deuxième volet de sa jeunesse, Hamilton termine ce qu’il avait commencé, conclut une histoire longtemps laissée de côté : « Adieu le passé, adieu la guerre et le ressentiment. Adieu les nouvelles de tueries à la radio, adieu les enterrements et les larmes. Adieu les drapeaux et les pays. Adieu la honte. Adieu le reproche. Adieu le tourment dans ma tête ».