Neige noire : trois leçons de drame.
Ecrit pseudo-cinématographique, Neige noire n’est pas à proprement parler un roman. Le coup de génie d’Hubert Aquin, c’est d’avoir créé son propre procédé narratif, à l’exacte mesure de l’histoire qu’il avait à raconter. Neige noire est un monstre, une naissance hybride entre roman, scénario et théorie. De cette débauche émergent à la fois l’histoire d’une écriture et celle des amours incestueuses du trio mortel que forment Sylvie, Eva et Nicolas. Œuvre majeure de la littérature québécoise, Neige noire est l’aboutissement de la recherche esthétique qu’Hubert Aquin avait commencé dès les années 50.
Le roman est un genre polyvalent, fait pour être maltraité. Hubert Aquin ne s’en prive pas, il le bouscule et lui inflige la forme d’un récit qui se mire et se double lui-même. Il engage l’écriture dans une relation à elle-même quasi incestueuse, où l’amour narcissique joue un rôle moteur en développant un métalangage : l’écriture s’observe elle-même dans son processus de création et se commente. Ecriture et contre-écriture se complètent. La prouesse de Neige noire est de réaliser pleinement la réponse de Kierkegaard à la question shakespearienne : « Maintenant, je dois à la fois être et ne pas être ». Le personnage central de l’œuvre, Nicolas, est un comédien qui décide de ne plus jouer. Première incarnation du paradoxe, comment savoir s’il ne joue plus ou si son nouveau rôle ne consiste pas à jouer un comédien qui décide de ne plus jouer ? Autre prolongement de cette même ambivalence, il commence l’écriture d’un film qui sera son histoire, sans trahir la réalité, c’est-à-dire celle d’un comédien qui arrête de jouer, qui écrit un scénario, et qui part en voyage de noce avec sa femme, Sylvie. Autrement dit, le livre même que le lecteur tient dans ses mains devient par un tour de passe-passe, le livre que Nicolas écrit. Pourtant, il y a derrière les lignes une réalité qui échappe au lecteur et que Nicolas ne peut se résoudre à écrire. Le voyage de noce a tourné au drame. Sylvie est morte. Or, il manque une séquence clé dans le scénario. Celle qui permettrait de savoir s’il s’agit d’un suicide ou d’un meurtre. Le temps de l’action, le présent, est exacerbé, il devient « ce qui s’écrit » et donc « ce qui se lit ». Cet espace temporel est le point jubilatoire où se rencontrent Nicolas, l’auteur et le lecteur. On le devine, Neige noire est un coup de maître. Non sans ironie, c’est l’occasion pour Aquin de donner quelques leçons de dramaturgie :
LEÇON N°1. « L’imprévisible contient la formule basale de toute représentation fictive de la vie. » Plus le lecteur prévoit ce qui va se passer, plus il est dedans, plus il se plante. Aquin est un maître de l’illusion.
LEÇON N°2 : « Le temps perçu est forcément du passé, ce qui revient à dire que le présent à un arrière-goût de passé et que l’avenir projeté n’est qu’un futur souvenir, donc un passé à venir. » L’écriture aquinienne est comme une montre arrêtée. Il faut en premier lieu avoir compris cet élément fondamental que l’on trouve à deux reprises : « On ne feuillette pas le temps, c’est lui qui effeuille nos vies. » Là encore, le livre que feuillette le lecteur n’est qu’une illusion. Il n’y a qu’un temps, c’est un temps passé, arrêté à une faute originelle qui ne s’avoue pas.
LEÇON N°3 : « Le film se déroule hors de toute fatalité. » et « (…) vivre tue. » Evidences à la base de toute fiction mais que s’évertue à nier l’abrutissante majorité des productions.
L’écriture aquinienne est toujours réflexion. Qu’elle soit à la première personne et il y a réflexion de soi dans le sujet. Qu’elle soit simplement narrative et elle devient la réflexion d’un imaginaire dans les mots. Neige noire entretient avec Hamlet la même relation que Narcisse avec la surface du lac. Il est un récit vivant dont la structure interne ne se fige jamais que pour s’éclater à la toute fin, dans un amour apocalyptique dont le lesbianisme est le véhicule. Hubert Aquin n’était pas seulement un romancier, il écrivit pour la radio, la télé et le cinéma. Son œuvre connaissait une certaine effervescence médiatique quand il décida de passer au travers du décor en 1977.