Est-ce l’invraisemblable succession des drames qui ont jalonné son existence qui a poussé Horacio Quiroga à s’inventer un univers littéraire si macabre et à rôder comme il l’a fait autour des thèmes de la folie et de la mort ? Toujours est-il que les nombreux contes qui forment le coeur de son oeuvre l’ont très tôt fait considérer comme l’un des maîtres de la nouvelle sud-américaine, souvent comparé à des auteurs comme Poe, Villiers ou Maupassant pour la cruauté et la fécondité de son imagination. Né en Uruguay en 1878, il fait très vite l’expérience de la mort avec la disparition de son père suite à un accident de chasse. Après un bref passage par Paris au tout début du XXe siècle, il rentre à Montevideo et commence d’y fréquenter le milieu littéraire : il est membre du Consistoire du Gai Savoir et publie son premier recueil de poèmes, Récifs de corail, en 1901. La mort revient alors sur son chemin de manière particulièrement perfide : il tue involontairement l’un de ses amis d’un coup de feu en manipulant maladroitement un pistolet et, hanté par la culpabilité, quitte Montevideo pour l’Argentine. C’est à Buenos Aires qu’il se lie d’amitié avec le grand Leopoldo Lugones, dont Borges dira plus tard admirer grandement les contes fantastiques (Les Forces étranges, 1905) ; Quiroga s’improvise photographe et participe avec lui à une expédition dans les anciennes missions jésuites du Nord de l’Argentine. Une immersion dans la jungle tropicale qui marquera à jamais son univers : la forêt, avec ses reptiles, ses animaux incongrus, ses habitants loufoques, ses maladies, ses fièvres et son air irrespirable, deviendra l’un des personnages centraux de ses textes. Fasciné par l’enfer vert, il s’installe comme colon et fermier dans les provinces du Chaco et des Misiones, lesquels fourniront le décor de nombre de ses textes. La tragédie ressurgit en 1915, lorsque sa première femme se donne la mort ; lui-même se suicidera une vingtaine d’années plus tard dans un hôpital de Buenos Aires après qu’on lui eut appris qu’il souffrait d’un cancer.
S’il a laissé plusieurs romans (Histoire d’un amour trouble, en 1905, ou Amour passé, en 1929), il reste surtout célèbre pour ses nouvelles inspirées de Poe, l’auteur qui, sans doute, l’a le plus influencé. Dans le cadre magique des exploitations fermières isolées, des bras de rivières fangeux et de la végétation luxuriante, ses textes se veulent une sorte d’approche de cette mort qui, invisible mais omniprésente, se tient en permanence prête à frapper des personnages infiniment faibles face à leur environnement. Certains textes restent en deçà du fantastique et valent d’abord pour leur humour cruel, avec des chutes volontiers cyniques ou mélancoliques, comme des fables tropicales où les héros sont les fermiers et leurs péons imbéciles ; d’autres passent franchement la frontière du surnaturel et manipulent très habilement les mystères et cauchemars que l’endroit est propice à créer et à nourrir. Dans les deux cas, Quiroga s’en tient à un style froid, direct, dénué de toute fioriture et de toute ornementation gothique. « J’ai lutté pour que le conte n’ait qu’une seule ligne, tracée d’une main certaine du début jusqu’à la fin, affirma-t-il à propos de l’une de ses nouvelles. Aucun obstacle, aucune digression ne devait venir relâcher la tension de son fil, le conte est, au vu de sa fin intrinsèque, une flèche soigneusement pointée qui part de l’arc pour aller directement donner dans le mille ». En guise d’ultime bouffée d’oxygène, on trouvera en fin de recueil une longue nouvelle intitulée « Miss Dorothy Phillips, ma femme » où le décor (les grands débuts du cinéma hollywoodien) et l’intrigue (un sud américain sans le sou monte en Amérique pour y courtiser une des actrices de cinéma dont il aime tant l’image sur l’écran) font entrevoir un tout autre versant du talent de Quiroga, très loin des moiteurs angoissantes de la forêt amazonienne.
Traduit de l’espagnol par Frédéric Chambert