Au rang des traductions qui permettent de redécouvrir complètement une oeuvre, celle du Loup des steppes devrait faire date. Alors que l’unique version disponible jusqu’à présent multipliait les erreurs sémantiques avec une ponctuation pataude, le tout baignant dans un style un peu franchouillard très début XXe, cette nouvelle version signée Alexandra Cade semble vouloir rendre honneur aux finesses de la langue de Hesse. Un seul exemple : au lieu de « La plupart du temps, on ne saurait le nier, il souffrait et pouvait aussi faire souffrir les autres, notamment ceux qui l’aimaient et qu’il aimait », on peut lire désormais « la plupart du temps, il était indéniablement très malheureux ; il pouvait également rendre les autres tout aussi malheureux que lui lorsqu’il les aimait et qu’ils l’aimaient en retour ». Bref, il semble bien qu’on a mal lu Hesse depuis plus de cinquante ans : voilà l’occasion d’apprécier à sa juste valeur le récit du parcours de Harry Haller, mi-homme, mi-loup, « génie de la souffrance » qui cherche à s’éveiller du monde. L’opportunité, aussi, de faire mentir Hesse pour qui ce roman était le plus mal compris de tous ses livres.
Peter Camenzind, lui, est le premier roman du futur Nobel. Publié en 1903, il relate la maturation intellectuelle d’un jeune homme, Peter, des Alpes suisses aux salons littéraires de Zurich. A la mort de sa mère, Peter quitte sa région natale et découvre la jeunesse citadine ; poursuivant des études de philologie, il fréquente les milieux artistiques puis devient une sommité de la critique littéraire. De plus en plus sûr de son talent, il se prend « à railler et mépriser les choses humaines » mais, de désillusions en amours déçues, se heurte à sa propre vanité. Hermann Hesse aborde dans ce premier livre un thème qui lui sera cher, celui de l’apprentissage de la vie comme affrontement entre espoir et contingence. Peter Camenzind va se muer en une sorte de bienfaiteur avant de revenir chez lui, auprès de son père, comme une évidence qui ne pouvait s’imposer que dans ces conditions.
L’idée du retour aux sources teinte également L’Ornière, un roman davantage autobiographique qui aborde la difficulté de l’auteur à habiter le monde. Hans Giebenrath, jeune et prometteur écolier, porte tous les espoirs de son village en accédant au séminaire de Tübingen. Fierté de tout le canton et assoiffé de reconnaissance, il découvre l’amitié et ses exigences, rarement compatibles avec celles qu’on lui destine. Un statut d’exception qui conditionne finalement son parcours et le mène à la ruine : Hans revient au village et se fait serrurier, sous le regard narquois de ceux qui le jalousaient encore quelque temps auparavant. Les mêmes schèmes que dans Peter Camenzind prennent ici toute leur dimension : la mère absente parce que décédée, le garçon brillant qui doit quitter sa province mais ne trouve pas sa place en ville, l’apprentissage systématiquement douloureux de l’amour et la beauté salvatrice de la nature. On y devine aussi la fascination de Hesse pour les traits animaux observables chez certains hommes, fascination qui sera portée au chef-d’oeuvre dans Le Loup des steppes.