Bien que mal connu du grand public, Henry Darger jouit d’une certaine réputation souterraine. Deux récentes expositions, à la Maison Rouge à Paris (Fondation Antoine de Galbert) et au Folk Art Museum de New York, ont contribué à le faire connaître, tout en le dissimulant sous le masque vague du génie autodidacte et de l’art brut. Brut, Darger ne l’est sans doute qu’à moitié, tant son œuvre graphique exhibe, au revers de sa naïveté, les atours de la sophistication, de la cohérence et de l’ampleur narratives. La difficulté de son œuvre, c’est que son côté mixte, protéiforme, monumental, empêche d’en avoir une connaissance raisonnée. On l’approche comme un continent noir, dont l’essentiel est enfoui. Son grand œuvre, The Story of the Vivian Girls, in What is known as the Realms of the Unreal, of the Glandeco-Angelinnian War Storm, Caused by the Child Slave Rebellion, qui raconte la guerre des Angéliques et des Hormonaux, est une épopée de plus de 15 000 pages ( !), illisible dans son entier. On la connaît surtout à travers les 300 illustrations qui l’accompagnent, l’œuvre de Darger se présentant alors davantage comme un kaléidoscope d’images chatoyantes que comme l’immense continent textuel qu’elle est en réalité.
La publication en français d’un fragment d’une centaine de pages de L’Histoire de ma vie, assorties d’une dizaine d’illustrations très bien reproduites, vient mettre un peu d’ordre dans cette jungle. L’Histoire de ma vie est le dernier texte sur lequel a travaillé l’artiste ; il s’agit, comme son titre l’indique, d’un récit autobiographique, mais qui ne répond pas aux fonctions traditionnelles de l’autobiographie, dont les Européens sont familiers depuis Saint-Augustin. Plutôt que de tracer le portrait de soi, dans une démarche qui oscillerait entre autojustification et enquête sur soi, Darger raconte linéairement, minutieusement, les étapes de son existence, au risque de la platitude, narrant par exemple à plusieurs reprises ses difficultés devant le travail ou dans la vie sociale, ses actes mauvais commis pendant l’enfance, ou sa mesquinerie à l’âge adulte. Entrelaçant ces événements minuscules avec des images obsédantes (la neige, des incendies spectaculaires auxquels il assiste fasciné, la désolation de Chicago), le texte tresse une matière psychique et onirique dont la force est précisément de faire écho aux récits épiques de Darger et à ses peintures, sans les expliquer ni y correspondre terme à terme. La traduction précise d’Anne-Sylvie Homassel, qui épouse jusqu’aux maladresses syntaxiques de l’auteur, est un sismographe fidèle de sa psyché, et constitue une porte d’entrée idéale dans l’œuvre qu’elle invite à parcourir, sans rien lever de son mystère.
L’histoire de ma vie d’Henry Darger (Les Forges de Vulcain)