A l’antipode des visions aussi radicalement pessimistes ou optimistes du genre humain -dépend si verre à moitié plein…– alternative stricte et politique, Helmut Krauser préfère ne pas choisir. Son roman, Cochon et éléphant, qui vient d’être traduit en français, avec raison, aux éditions Jacqueline Chambon, est un hymne à l’indécis, une vision romantique de la bassesse et de la grandeur qui évite les écueils de l’écriture naïve. Ici, la beauté n’est pas le signe du bannissement de la laideur mais celui d’une transfiguration esthétique.
Hagen, artiste dans l’âme, écrivain à ses heures de jeunesse, et musicien aussi, revient sur l’époque de sa jeunesse dans le Munich des années 80. En marge parmi tout un petit peuple de marginaux, Hagen se fait le chantre de ce milieu à la fois repoussant et attachant qui passe ses journées à se déchirer par trop d’amour : ou comment le sacré émerge du prosaïque. Vision idéale, naïveté feinte ? Peut-être, si cette résolution romantique ne passait pas par une mise en scène du langage, métaphore des petits arrangements du narrateur avec ses souvenirs.
Car le texte opère un retour sur lui-même, se montre dans ses possibles et ses choix arbitraires -un personnage au nom évocateur de Doc Martins– et fait miroiter les mémoires et les modes de narration. Hagen n’est pas dupe des discours, il se montre comme un scripteur indécis de sa propre histoire : entre deux femmes, entre deux temps, entre deux textes, entre fiction et réalité, il est le seul homme pour contempler ces distiques. Figure du nouveau poète romantique, Hagen est décidément le seul meneur du Je, quand il est un autre, presque démiurge dans sa faculté de donner vie au récit.
Comme lors d’une partie d’échecs, passion de cette troupe de rentiers de l’existence, le désir de relations sociales passe par une mise en scène stratégique et ne se réalise que sous la forme d’un rapport de force. On joue gros à ce jeu-là, plus que de l’argent. Ici, Hagen transmet sa vision désabusée, carnavalesque ; les relations inter-humaines sont vues comme un drame social dédramatisé où chacun tire partie de son propre malheur, adopte une posture, comme dans une fête baroque. Paradoxalement à la gravité du constat de l’essence illusoire du réel, le jeu reste la seule condition possible d’existence, et parfois la mystification ne tient plus qu’à un fil.
Cette distance ironique : « Les grandes histoires d’amour sont grandes parce qu’on y tait ce qu’elles ont de sordide », est-elle la marque d’une pensée authentique ou seulement d’une posture cynique ? Hagen ne se prononce jamais radicalement ; peut-être le dire suffit-il ? La fiction se glisse jusque dans le réel et instaure un nouveau rapport au monde, purement subjectif, verbalisé, comme un petit mensonge sine qua non.
Les rapports amoureux sont le fruit de cette posture éternellement immature jouant entre consommation sexuelle avec Valérie et amour unilatéral pour Silke, la fille au corps de soie, objet de tous les fantasmes amoureux : l’amour réalisé serait-il du désir demeuré désir ? En tous les cas, Hagen ne renonce pas au rêve d’une écriture amoureuse, figure de Pygmalion, qui l’élève au statut de héros, médiateur entre hommes et dieux dans sa vision du sacré.
S’il faut parfois se méfier des mots : c’est par eux que tout arrive, il faut aussi savoir en jouer. L’écriture d’Helmut Krausser est une vraie partie de plaisir, grâce à un humour mi-figue mi-raisin qui permet une vraie connivence et un rire qui mène aux portes du sacré. Bref, un esprit intelligent qui est là où l’on ne l’attend pas : bien ficelé. Profonde ironie culturelle critique sous couvert de discrète légèreté.