Le Passage de la nuit nous embarque pour une nuit d’errance dans les bas quartiers de Tokyo, atmosphère Lost in translation dans laquelle s’invite l’étrange. Rues de Tokyo, love hotels, bars à karaoké, mafias, salary men forcenés, existences pressées, coquilles vides : comme toujours chez Murakami, le voyage éclaire des existences ordinaires sous un nouvel angle. Son écriture se tient au croisement de plusieurs littératures, d’où ce style singulier qui contribue pour une bonne part au succès de ses textes, distillant une poésie mélancolique, une nostalgie rêveuse. Murakami est un maître de l’ambiance, un fantastique architecte d’univers éphémères et fragiles. C’est d’autant plus essentiel qu’il est par ailleurs toujours difficile de s’identifier à ses personnages, travaillés avec l’exacte distance nécessaire pour leur laisser une part de mystère. Ils véhiculent une froideur, un aspect stylisé, une esthétique parfaite qui, nouée à l’intrigue des récits, la renforce. Ces deux composantes de ses romans sont indissociables. L’explication réside dans le fond : Murakami travaille toujours au bord du réel, aux portes du fantastique. Son jeu : trouver quand s’arrête la vérité, et pour cela conditionner son lecteur.
Minuit, à Tokyo. Au fond d’un fast food violemment éclairés par des néons trop crus, Mari. Quand Takahashi arrive, qui l’a rencontrée lors d’une après-midi passée avec elle et sa sœur, elle apparaît fragile, hésitante, timide, maladroite. Elle cite Godard, refuse d’entrer dans un véritable dialogue, reste sur la défensive, distante, solitaire. Fatiguée mais incapable de rentrer chez elle où sa sœur Eri, icône inaccessible, beauté parfaite, dort depuis plusieurs semaines, plongée dans un sommeil dont elle ne se relève pas. Pendant que l’aînée ne s’éveille plus, la cadette refuse de s’endormir, effrayée par ce qu’elle pourrait trouver derrière ses paupières closes. Mais la nuit offre à Mari un chemin à la rencontre de sa sœur. Le moment permet l’anonymat ; tout s’efface derrière les néons de la ville, rien n’est vivant que ce qui brille. Une pièce de théâtre se joue, dans laquelle les gens vont et viennent, passent sur scène, apportent leurs vérités, leurs questionnements, avant de retourner dans l’ombre dans un ballet fantomatique. C’est le moment d’improbables rencontres : Kaoru, ex-catcheuse gérante d’un love hotel, prostituée chinoise tabassée par un client mécontent, femme de chambre fuyant son passé, motard anonyme. La nuit permet la création d’un monde onirique, mouvant, fuyant. Quelques rues suffisent à mettre en scène des portraits différents, des existences qui n’auraient, sinon, aucune raison de se rencontrer. Pendant que Mari parle, à la recherche de réponses aux questions qui la hantent, Eri dort toujours. Pendant son sommeil, l’œil vide et froid d’un écran de télé l’observe, vient la saisir l’avale, avant de la rendre à sa chambre d’enfant. Qui surveille Eri ?
Ici, comme dans Les Amants du Spoutnik, Murakami nous présente l’autre côte du miroir, un monde décalé, légèrement différent. Prêt à nous accueillir quand le nôtre se referme. Un lieu dont on ne sait s’il est hostile, thérapeutique, carcéral ou simplement autre. Un lieu dont on ne sait si on doit chercher à s’en évader ou s’y plonger, y disparaître. Tout autour, la ville gigantesque offre ses bruits, ses lumières, affirme son inhumanité. Réunir deux sœurs, trouver une voie pour accompagner l’une, soutenir l’autre : il y a de l’espoir chez Murakami, qui fait éclore des histoires singulières pour mieux échapper au temps, aux gens, aux peurs, en retrouvant une identité malmenée par l’extérieur. L’écrivain joue sur les repères dont chacun a besoin pour se construire, affronter le monde. Absents ou trop fragiles, ils signent la défaite de l’individu. En se promenant entre deux univers, il nous plonge dans l’étrange et le réel acquiert une fragilité déconcertante. On ne sait comment le rattraper. On ne sait s’il faut s’inquiéter ou se rassurer, si les choses finiront bien ou mal. Murakami instille un doute, un frisson, une attente. Il crée, comme un certain nombre de ses compatriotes romanciers, cette atmosphère dans laquelle on s’immerge sans savoir si on doit y prendre plaisir ou s’en inquiéter. Il y voit un trait singulier de la culture asiatique : « Je pense que nous vivons dans un monde, ce monde, mais qu’il en existe d’autres tout près. Si vous le désirez vraiment, vous pouvez passer par-dessus le mur et entrer dans un autre univers. D’une certaine manière, il est possible de s’affranchir du réel. Et le mono no aware, la poignante mélancolie des choses, chère à la poésie japonaise traditionnelle, décrit, à ce qu’il me semble, cette situation ».