Parce qu’il est un auteur rare, dans tous les sens du terme, et précieux, on peut appréhender la publication du journal de Guy Dupré comme un événement pour initiés. Conforme aux pratiques littéraires de l’écrivain, ce journal n’est pas un long fleuve de confidences, mais un alluvion tortueux recelant des pépites. Scindé en deux périodes (1953-1965 et 1974-1978), il recouvre deux segments d’existence distincts. D’abord, le journal est comme un écho à la publication des Fiancées sont froides, premier roman de Guy Dupré (réédité l’année dernière dans la « Petite Vermillon »), qui valut à son jeune auteur d’être encensé par Breton et Mauriac : Guy Dupré est alors un séducteur d’épouses, menant plusieurs relations de front. La seconde période peut quant à elle être lue, dans la perspective de son oeuvre, comme un prélude à son retour au roman, vingt-sept ans plus tard, avec Le Grand coucher, tandis qu’il vit l’agonie, la mort et le deuil douloureux de sa mère, et se « monogamise » pour épouser celle qu’il reconnaît enfin, la cinquantaine passée, comme la femme de sa vie.
Les notes sont lapidaires, fragmentaires, éparses dans le temps, relayant des rendez-vous, des dîners, des anecdotes, des réflexions, des lectures. Dupré fréquente alors Jean Cassou, Julien Green, Gracq, Abellio, Pauline Benda (premier amour d’Alain-Fournier), Matzneff, Arletty, et évolue toujours par êtres interposés, signes, lieux, lettres ou lectures, au sein d’une constellation littéraire légendaire où brillent Barrès, Breton, Jünger, Alain-Fournier… Sur le fond de cet univers mental et affectif forts se détachent en outre de nombreuses perles : remarques, notes ou anecdotes, profondes ou caustiques, projetées par la détente d’un impeccable style. Ainsi à propos de Veraldi : « Il a le nez rouge et des oreilles d’épagneul qui lui donnent l’air triste et bon alors qu’il n’est ni triste ni bon ». Après avoir écouté l’émission de radio d’Antonin Artaud Pour en finir avec le Jugement de Dieu : « Voix de chacal régurgitant ce qu’il n’a pas digéré ». Ou bien il évoque une vieille dame atteinte du cancer « que la mort a coupé au milieu d’une phrase ». L’Ame charnelle regorge ainsi d’éclats semblables, incisifs, lumineux, drôles ou méditatifs, qui confèrent au journal, en dépit de sa maigreur biographique et de sa faible discipline diaristique, un relief et un prix véritables.