La vie de Günther Anders (de son vrai nom Günther Stern) épouse les contours de la folie du XXe siècle : son horreur, mais aussi le bouillonnement de sa vie intellectuelle. Natif de Silésie, ce juif allemand, opposant au régime nazi, dut fuir l’Allemagne en 1933, d’abord pour Paris, ensuite pour les Etats-Unis. Premier mari de Hannah Arendt, il aura été, avant les années d’exil, l’élève de Husserl et de Heidegger ; son chemin croisera ceux de Brecht, Benjamin, Adorno ou Tillich. Dans des entretiens accordés en 1977 à Matthias Geffrath (publiés en français chez Allia sous le titre Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse ?), il revient sur son parcours et explique comment, de philosophe intéressé l’esthétique, il est devenu, à cause de la Shoah et l’utilisation de l’arme atomique, un philosophe-militant engagé dans une lutte à jamais inachevée : résister à la chute de l’homme dans ce qui le nie et dont il est lui même l’origine.
Nous, fils d’Eichmann et la nouvelle traduction de Sur la pseudo-concrétude de Martin Heidegger (déjà traduit chez Sulliver) dans une édition soignée (lexique des termes latins et allemands, biographie détaillée, mise à jour des textes de et sur Anders en français et résumé des chapitres ; seule une partie du quatrième de couverture semble superflue) donnent une bonne vue d’ensemble de la démarche d’Anders. Sur la pseudo-concrétude dessine, en négatif, ce que doit être la philosophie dans les époques troubles que nous traversons : Anders y critique le refus heideggerien d’aborder l’homme dans sa dimension anthropologique. Le dasein (l’étant) est désincarné, placé dans un long cheminement solitaire affirmant la seule puissance de ce néant qui consiste à vouloir uniquement se découvrir soi-même, la figure de l’Autre, le On de la doxa n’étant quant à elle que chute, hétéronomie, inauthenticité. L’enquête menée par Anders, son exploration de la pensée de l’auteur de Etre et temps, expose en pleine lumière le Sorge (le souci), l’être-pour-la-mort, la liberté, ou la rapport du dasein au temps et pousse cette pensée dans ses limites, la volonté d’absolu qui la sous-tend ne pouvant produire que des étrangers au monde, incapables de vivre dans un monde marqué par le changeant, le contingent, l’altérité.
Dans Nous, fils d’Eichmann (deux lettres adressées à Klaus Eichmann), Anders analyse les conditions de possibilités du monstrueux. Une méditation sur la culpabilité et le rapport au père ouvre la première lettre ; le fils n’a pas à assumer l’œuvre du père. Par contre, nous avons tous à vivre dans le monde hérité des Eichmann : notre responsabilité est de tout faire pour éviter la répétition du monstrueux, aussi probable qu’elle soit. Le monstrueux est à la fois le fait que six millions d’hommes aient été tués, mais aussi tout ce qui à rendu possible cette multiplication de crimes niant à chaque fois le nom de l’homme. Pour Anders, le monstrueux, étant au sens premier l’in-humain, dépasse la capacité de représentation que nous avons de ce qui peut arriver : dans le cas de la Shoah, cela est rendu impossible par se dimension proprement incommensurable. Bref : ce qui est ne peut pas être réellement existant pour nous. Autre cause du monstrueux : la machinisation du monde. On retrouve ici une idée développée dans L’Obsolescence de l’homme (l’ouvrage majeur d’Anders), selon laquelle nous sommes aujourd’hui dans une situation ou la machine façonne notre rapport au monde en rendant nos actions morcelées, sans sens, et en nous éloignant de nos responsabilités. « C’est l’ignorance (de ce que nous pourrions savoir, mieux, de ce que nous ne pouvons aucunement ne pas savoir) qui constitue la faute elle-même. »