Les lectures philosophiques d’oeuvres artistiques produisent des résultats aussi divers en qualité que nombreux en quantité. La méfiance est donc de rigueur quand un philosophe s’attaque à l’art, voire à un artiste en particulier ou à son oeuvre. Lorsque l’entreprise convainc, c’est-à-dire quand elle ne sombre pas dans l’ésotérisme douteux ni ne chausse de lunettes jargonisantes, elle en révèle souvent plus sur l’auteur que sur son sujet. Ce court texte sur George Grosz, illustrateur allemand réputé pour l’acidité de son trait, donne à voir une facette méconnue du grand Günther Anders, ancien élève d’Heidegger. La pensée d’Anders s’inscrit dans une certaine continuité avec la visée conceptuelle du maître de Fribourg, continuité liée au désir de s’en servir pour dévoiler la réalité comme concrétude humaine. Anders est par exemple le seul philosophe à avoir tenté de penser l’existence de la bombe atomique en termes philosophiques : loin de tout abstractionnisme et de tout sentimentalisme, son propos sur la question est confondant de pertinence et de justesse. Des qualités qu’on retrouve dans ce George Grosz au service d’une présentation rigoureuse et originale du parcours de l’artiste. Né en 1893, Grosz commence dès 1913 à représenter son milieu (la bourgeoisie) sous des traits particulièrement hostiles et violents, avant de s’attaquer à l’ensemble de ses contemporains. Dessinateur au style unique, il n’appartient à aucune école (même s’il continuera de travailler pour le parti communiste allemand après l’avoir quitté, en 1923), et n’adhérera au mouvement dadaïste que pour rejoindre son camarade John Heartfield, l’inventeur du photomontage politique.
Le portrait que dresse Günther Anders de Grosz est pour le moins glaçant. Aux images communes, l’illustrateur substitue des « anti-images », des personnages dessinés à la hache, volontairement laids et vils. « La vie est-elle radieuse ? L’art sera infernal ». Anders voit chez Grosz la volonté de frapper son sujet plus que son spectateur, de dévoiler la réalité dans son infamie la plus totale pour rendre la dimension de dégoût qui s’en échappe. » S’il restait ‘figuratif’, c’était uniquement parce que son monde n’était pas sain, et qu’il ne désirait rien tant que de dresser un portrait ‘frappant’ de ses ignominies et de le clouer au pilori « . Considéré comme l’un de ceux qui ont le mieux pressenti l’avènement du nazisme, Grosz fait scandale en représentant le Christ en croix, chaussé de bottes allemandes et équipé d’un masque à gaz. Plus qu’un iconoclaste ou qu’un révolutionnaire piloté, son art n’obéit qu’à sa propre subjectivité. Emigré aux Etats-Unis pour fuir l’Allemagne dès 1933, Grosz aborde une période dite « réaliste » avant de reprendre position sur le plan politique à l’occasion de la seconde guerre mondiale. De cette passade faite de natures mortes et de sujets moins crus et actuels, Anders affirme qu’elle ne correspond pas à une rupture : plus que « morte », Grosz veut surtout représenter la nature comme il la voit, « assassinée ». Les personnages qu’il dessinera par la suite seront représentés en ruine, troués, comme incomplets et destinés à l’effondrement. Anders, avec sa grille de lecture heideggerienne, y voit l’intervention simultanée de l’être et du non-être et y ressent l’expression d’une « voix endeuillée » à laquelle il enjoint d’être attentif. Avec cet essai sobre et succinct, il donne plus à voir qu’un artiste essentiel, il fait littéralement entendre cette voix.