« Trois choristes, un baigneur impudique, un ivrogne qui vomit, un ivrogne qui ronfle, un glouton, un fou, un moine, une femme qui boit et une nonne qui vocalise en grattant un luth » : c’est dans la Nef des fous, toile du brabançon Jérôme Bosch (1450-1516) dont on trouvera une reproduction en couverture, que Gregory Norminton a été chercher les personnages de ce premier roman au parfum de contes médiévaux et de chansons à boire. Tour à tour et en commençant par le nageur nu qui s’agrippe à l’embarcation en quémandant quelques cerises, les fous en question, après avoir tenté de tuer le temps en braillant à tue-tête, racontent une histoire de leur cru : neuf contes en tout, chacun précédé d’un court prologue, soit neuf manières pour ce brillant oxfordien de vingt-cinq ans de laisser libre cours à une bouillonnante imagination tout en rendant hommage à quelques figures dont l’ombre tutélaire rôde au dessus du livre. Ainsi ne pourra-t-on pas ne penser, toutes proportions gardées, à Chaucer, que Norminton connaît sans doute par coeur ; à Rabelais, dont il cite le Pantagruel en exergue ; au Borges des Fictions peut-être, dont il partage les fantasmes de bibliothèques totales et d’érudition absolue ; à Eco, plus modestement, dont il a probablement lu et relu les meilleurs livres. D’enthousiasmants auspices, donc, pour un roman qui ne déçoit pas : dans une langue délicieuse et avec un certain don pour l’affabulation et les détails qui tuent, l’auteur enchaîne ses contes avec une fantaisie débridée et une inépuisable propension aux gauloiseries de goût (c’est possible), avec toutes les exagérations et invraisemblances que requiert le genre.
On découvrira donc les aventures de l’incroyable Belcula, fille bâtarde recueillie par un couple de braves paysans, désirée par la moitié du pays avant de devenir la plus formidable putain du monde dans la ville de Gand (« en une semaine, pour la plus grande joie de Belcula, cinq cents tisserands affluent dans son lit ») ; on se régalera des étrangetés d’une secte de savants farfelus reclus dans une énorme Tour où l’ivrogne repentant a séjourné quelques temps avant d’en réchapper ; on se perdra dans le labyrinthe végétal décrit par le moine et dans les innombrables notes de bas de page qui encombrent son récit. Dessins, jeux typographiques, subdivisions en tous genres, listes (voir page 75 celle des spécialités sexuelles de Belcula, du missionnaire au « Juif économe » en passant par la « charrette à bras » et la « gigue horizontale » -il n’y manque que des schémas), emboîtements divers : Norminton ne lésine pas plus sur les moyens que sur la fantaisie et fait de cette Nef des fous truculente (on s’empiffre, on vomit, on pète à loisir, le tout sans la moindre vulgarité), grivoise, moins légère qu’elle n’en a l’air sous ses atours de collier de farces moyenâgeuses, une admirable réussite. Ses talents de plume et l’irrésistible esprit dont il fait montre à chaque page disent assez combien prometteur est cet anglais dont on ne risque pas d’oublier le nom.