La publication de ce gros volume constitue déjà toute une histoire : rédigé sur près de dix ans par la poétesse italienne Goliarda Sapienza et achevé en 1976, L’Art de la joie ne trouve aucun éditeur ; il faudra attendre vingt ans pour qu’une publication soit envisagée et que Sapienza, âgée de 72 ans, reprenne son ouvrage. Elle mourra avant d’avoir pu assister à la parution. Le livre enfin disponible, la presse italienne l’accueillit en tout cas comme un chef-d’oeuvre inconnu, avant-gardiste, rebelle et visionnaire. Qu’en est-il vraiment ?
Certes, l’ambition de L’Art de la joie est immense, bien qu’aucunement originale : c’est un livre-somme de 600 pages qui couvre plus de 60 ans de la vie d’une héroïne baptisée (ironiquement) Modesta. Celle-ci naît avec le siècle et épouse ses affres, ses guerres et ses évolutions avec, cependant, la distance insulaire que lui offre la sombre splendeur sicilienne. Tout commence comme un conte de fée dont les ressorts sont bien plus machiavéliques et concrets qu’un sortilège ou un prince : une jeune fille pauvre, orpheline de père et dont la soeur est mongolienne, va se transformer en princesse. Abusée à 9 ans par un homme qui se fait passer pour son père, perdant mère et soeur dans un incendie qu’elle a elle-même provoqué, Modesta est recueillie par les bonnes soeurs. Elle devient la préférée de Mère Léonora, dont elle provoque la mort après que celle-ci l’a faite héritière de ses biens. Puis, placée dans la famille aristocratique de ladite Mère Léonora le temps de prendre une décision quant à sa vocation, elle se rend indispensable à Gaïa, l’impitoyable chef de famille, et finit par épouser le prince mongolien, devenant de fait « princesse » et, enfin, régente après la mort (très peu accidentelle) de Gaïa. Alors seulement, Modesta se calme : elle fait et récupère des enfants, enchaîne quelques relations masculines et féminines, découvre la grandeur du socialisme et la finesse de la psychanalyse, éreinte les préjugés et maintient sa farouche indépendance de femme moderne envers et contre tous, sans jamais céder, même vieille, au « chantage des jeunes » (pas plus qu’elle n’avait cédé, jeune, au « chantage des vieux »), tout en se trouvant à la tête d’une sacrée dynastie de joyeux athées.
Dans le fond, on se croit presque dans une version XXe siècle d’Angélique, Marquise des anges, Modesta incarnant une Angélique un peu moins salope et un peu plus pragmatique. Dans la forme, ça débute comme un Candide féminin très anti-clérical et ça se poursuit comme une saga classique et fluide, pleine de rebondissements, passionnante ou harassante (c’est selon), avec un climax de suspens à la fin de chaque chapitre. L’Art de la joie est loin d’être un livre révolutionnaire dans la forme et, s’il l’est soit-disant « idéologiquement », cela pose encore d’autres problèmes : disons qu’il appartient à l’ordre du symptôme plutôt qu’à celui de la vision, à la nostalgie d’une lutte ayant aujourd’hui quasiment triomphé dans toute métropole plutôt qu’à une brûlot subversif atemporel. Cela n’enlève rien à sa valeur de témoignage, à la virulence qui a dû être la sienne, au plaisir qu’on peut éprouver à vivre ce type de roman-fleuve qui sait incarner une multitude de personnages en dévoilant leurs ambiguïtés psychologiques ; disons simplement que sa résurgence ne révèle finalement rien de vraiment significatif. Ce qui fait de Modesta un personnage extraordinaire, c’est son inexorable volonté de vivre, de vivre comme elle l’entend, de jouir et de comprendre, et sa capacité à tout employer pour parvenir à ses fins : ruse, cruauté, manipulation et méfiance envers les faibles. Modesta est une héroïne nietzschéenne pleine d’idées marxistes et c’est ce paradoxe qui, en dépit de la volonté de son auteur, la rend éminemment moderne.