Qui est Gilles ? Un arlequin romantique ? Un comédien à la tristesse insondable ? Le portrait d’un homme en saltimbanque ? Mieux que cela : « un temps à lui tout seul ». La Régence (celle de 1715 à 1723) transpirait le divertissement. Les « beaux jours » se succédaient sans que personne ne vienne troubler ce doux ordonnancement des choses, pas même les guerres pratiquées. Tout y était donc possible, entre deux fêtes galantes ou turpitudes, y compris, pour une poignée d’artistes, le désir d’exprimer l’irrecevable. Ces époques où tout se concentre, où de nouveaux dispositifs se mettent en place sans être apparents, où le temps à la fois flotte et se précipite sont rares. D’un seul coup l’histoire s’accélère. Et l’on soupçonne que rien ne sera plus comme avant. Pour preuve l’inversion du temps (et sa conception cyclique jusqu’à ces années-là, pour être bref) conduite par Law, introduisant l’argent comme un virus dans le corps d’une société affaiblie : « un temps où le travail, pour la première fois, devient une valeur ». C’est un privilège de jouir de ces instants. Et Watteau ne manqua pas l’occasion de jouer avec ce temps et d’exprimer ce flottement avec ce tableau auquel il ne donna pas de nom (mais depuis longtemps connu sous celui de Gilles).
Reste l’interprétation de l’œuvre. Entre le concert d’inepties proférées depuis sa création (le XIXe siècle manifesta, hormis par la voix de Baudelaire et de deux ou trois autres amateurs, son manque de nuances) et les extrapolations d’historiens zélés, il fallait restituer le débat à la lumière du jour, sans démonstrations psychologique et sociologique. Gilles Cornec, qui a le goût de la provocation et des formules fortes, s’en est tenu à cela. Il n’est pas tombé dans le piège. Son aisance lui permet de ponctuer son essai de phrases définitives (« Le Gilles de Watteau est la transfiguration par la peinture de l’innocent métaphysique. ») ; sans idéalisation, sans mystification, il porte un regard (à l’opposé des théories qui l’ont précédé) sur la composition, les couleurs, le théâtre qui se joue sous nos yeux, évoque les règles qui régissent la peinture classique, avant de conclure : « Démontrer, jusque dans sa propre souffrance, les ressorts du théâtre, c’est toucher au comble de l’ironie. C’est d’une charité scandaleuse qui n’est pas près d’être acceptable ». N’oublions pas également plusieurs sentences bien exprimées et tombant à point : « vertu notable du comédien, et non la moins importante, l’observation. Il est avant tout un spectateur. Les autres, les enthousiastes, si fiers de donner le spectacle, n’en jouissent jamais ». Le langage, cette imposture du paraître…
Gilles, « personnage de roman », continue de se dérober. Il restait à écrire sur ces spectateurs attentifs à une pièce dont ils allaient être bientôt chassés. C’est chose faite.