Les travaux de René Girard, s’ils font l’unanimité quant à leur pertinence et leur scientificité, ont finalement généré très peu d’émules ou de commentateurs. Cette lacune est enfin comblée par l’impressionnante étude que livre Gil Bailie, laquelle s’inscrit dans la continuité des recherches du plus célèbre des anthropologues français. Sur la base des avancées girardiennes concernant l’importance du rite sacrificiel, il propose une lecture suivie de la littérature biblique comme réponse ou comme désamorçage de cet appétit rituel. Sobrement sous-titré « L’humanité à l’heure du choix », l’ouvrage souligne l’urgence qu’il y a d’approfondir la leçon biblique en vue de résoudre la crise culturelle, sinon cultuelle, qui nous menace. Son postulat de travail tient dans l’idée que « la culture humaine telle que nous la connaissons a pour origine un acte de violence unanime qui met un terme à une violence antérieure de façon si impressionnante qu’il donne naissance à la religion primitive ». Autrement dit la violence collective, si elle parvient à frapper les esprits au point de devenir mythe et à s’arroger les attributs de la religion, permet d’étouffer la violence d’une crise initiale, perçue comme insupportable. « Une fois que le mythe ne peut plus masquer avec suffisamment d’efficacité la réalité de la violence, alors même la violence officiellement approuvée devient problématique, et l’autorité morale de la culture se trouve contestée ». Toutes les formes de civilisation humaine reposent sur cette base rituelle. A l’heure où la situation appellerait ce type même de pratique sacrificielle (pratique que notre culture réprouve de par son héritage évangélique), la Bible, qui associe descriptions de crises culturelles et résolutions rituelles, doit être notre point d’attention le plus vif : il faut revenir à ce texte qui nous a enseigné la compassion et donc démunis de la réponse adéquate.
Le véritable désir est mimétique, explique Bailie, qui s’oppose de fait aux conceptions freudienne et romantique du désir. Il est à la source de la violence en ce que chacun imite l’autre, chacun désire ce que l’autre désire, ou plus exactement ce que l’autre désire parce que l’autre le désire. La violence sacrificielle, la violence sacrée, repose sur cet appétit généralisé et identique dont l’issue réside dans la constitution d’un tiers, susceptible de rallier les deux rivaux à un intérêt commun. De là naît le sacrifice à proprement parler. La création et l’élimination d’un bouc-émissaire sont à la source de la culture humaine. L’apport du texte biblique, en regard des récits mythiques basés sur une logique sacrificielle, c’est l’inversion du statut de la victime qui « partout aujourd’hui dans le monde occidental l’emporte sur le plan moral ». C’est cette translation axiologique accomplie par le texte biblique que Gil Bailie veut éclairer pour notre propre salut. La Violence révélée présente des attraits rarement réunis dans les études contemporaines : la thèse est brillante, limpide et de surcroît parfaitement illustrée ; les exemples, tirés du corpus vétéro-testamentaire aussi bien que de la presse nord-américaine, sont profondément éclairants et servent à merveille un propos stimulant ; nombre d’auteurs sont convoqués, de Lukács à Canetti en passant par McKenna et, bien sûr, René Girard. Tous ne servent qu’un propos sous la plume de Gil Bailie : traiter la question de savoir « qui peut encore croire que les systèmes économiques et politiques autonomes sont capables d’arrêter, encore moins d’inverser, le processus accéléré de désintégration sociale dont sont victimes nos pays, nos villes, nos quartiers et nos familles ».