La censure enseigne parfois la liberté. Ainsi, pendant la première guerre, Gertrud Kolmar dut travailler dans les casernes de Döberitz, au service de vérification du courrier. La jeune femme était chargée de lire les lettres de bagnards anglais, français ou allemands. Sans doute tirera-t-elle de cette expérience un exceptionnel savoir-faire dans la dissimulation, le camouflage et l’ellipse. C’est en tout cas une piste probable pour expliquer la force de ces Lettres. L’écriture de Gertrud Kolmar est avant tout celle de l’absence et de la disparition. A l’image de sa vie.
Née en 1894, cette fille d’un puissant avocat juif berlinois ne s’est peut-être jamais remise d’un avortement. Sa famille lui ordonna en effet de se séparer d’une bribe d’enfant qu’elle avait en elle. La fille obéit et perd en même temps son amour, le père de l’enfant (un soldat allemand). Ce trauma lui fit d’ailleurs signer quelques-uns de ses plus beaux poèmes, dont Sans fruit. Cousine du philosophe Walter Benjamin, diplômée d’anglais et de français, cette forcenée de la plume publia son premier recueil en 1917, où se juxtaposent tant le romantisme allemand que la prose française (Rimbaud, Valéry). Mais c’est à partir de 1933 qu’une coloration plus explicitement politique apparaîtra dans l’œuvre de Gertrud Kolmar, où se côtoient couleurs et odeurs voluptueuses, végétaux sublimes et créatures à qui l’on a dérobé leurs droits naturels. C’est également à partir de cette année-là (le frère de Walter Benjamin fut arrêté et torturé) que l’écrivain se décida à dater ses poèmes. Dater pour sans doute laisser une empreinte sur un temps qui ne cessera de se dégrader pour elle, jusqu’à sa déportation en 1943. Pourtant, rien ne laisse transparaître l’horreur qui se dissémine ci et là. Hanns Zischler note, dans la préface, qu' »elle écrit et écarte d’elle, par l’écriture, la ville qui se fait de plus en plus oppressante, le quotidien toujours plus étriqué. Comme on esquive un obstacle, elle détourne par l’écriture ce Berlin qui s’emplit de bruit et de haine, qui se ferme à elle de plus en plus ». Ces Lettres (essentiellement destinées à sa famille, en particulier à sœur Hilde, qui a réussi à s’enfuir), rédigées dans une cité qu’elle refuse de quitter, dégagent une stupéfiante sérénité, presque effrayante et pourtant si admirable. Malgré ce travail obligatoire qu’elle raconte avec un réel détachement, malgré cette étoile jaune qui ne l’abandonne jamais, les rares choses dont se plaint Gertrud Kolmar relèvent de la broutille. Cette distance par rapport aux faits va même si loin qu’on surprend, dans quelques lettres, l’expéditrice à sermonner ceux qui ne partagent pas sa manière distanciée d’appréhender les faits (à sa sœur : « que ton destin ne soit jamais plus grand que ton cœur »). Occultant l’horreur dont se doutait l’auteur, ces lettres prennent aujourd’hui la valeur d’un testament situé aux antipodes d’une quelconque surenchère misérabiliste. Ainsi, la dernière lettre de Gertrud Kolmar à sa sœur, datée du 21 février 1943, se conclura de cette façon: « je te salue toi aussi tendrement. / Ta sœur Trude. » Plus rien, depuis. Et rétrospectivement, l’on se remémore la première phrases d’un de ses plus beaux textes, Venue des ténèbres : « Des ténèbres je viens, une femme. »