Il est des vies intellectuelles et engagées qui ne donnent pas lieu à ces grandes biographies médiatiques dont la mode nous abreuve et dont les modèles sont rarement choisis en dehors du cercle restreint du quartier Saint-Germain. Des vies pourtant d’autant plus admirables qu’elles ne songèrent jamais à utiliser l’engagement pour servir des ambitions personnelles. La Traversée du mal, admirable livre d’entretiens entre Jean Lacouture et Germaine Tillion, nous dévoile l’une de ces vies. Née en 1907, élève de Marcel Mauss à l’école des Hautes Etudes dans les années 30, Germaine Tillion quitte la France en 1934 et se rend en Algérie, dans l’Aurès, où elle réalise plusieurs études sur la condition des femmes. Elle rentre en France quelques semaines avant l’armistice. Sans hésitation, à peine les troupes allemandes entrent-elles dans Paris, elle participe à la création d’un réseau de résistance avec nombre de ses collègues du musée de l’Homme. En 1942, un prêtre français, l’abbé Robert Alesch, payé par le service des renseignements militaires allemands, la dénonce -comme il dénoncera, jusqu’à la fin de la guerre, de nombreux résistants qui lui confiaient leurs activités en confession. Après quelques mois passés dans les prisons françaises, elle est déportée au camp d’extermination de Ravensbrück d’où elle ne sera libérée qu’en 1945. Durant les dix années qui suivent, elle consacre ses recherches à l’organisation et au fonctionnement du système d’extermination nazi, avant de repartir en Algérie où, dès l’année 1954, la situation se détériore. Elle s’y battra sans trêve, d’abord en faveur de la scolarisation des enfants puis contre la torture que l’armée utilise de plus en plus au fil du conflit.
Nourrie de cette vie où la souffrance semble toujours avoir été source d’enseignement et de générosité, Germaine Tillion écrivit plusieurs excellents livres, malheureusement presque tous épuisés : Les Ennemis complémentaires (Minuit), Ravensbrück (Points Seuil), L’Algérie en 1957 (Minuit), L’Afrique bascule vers l’avenir (en cours de réédition) et Le Harem et les cousins (Points Seuil). Les questions de Jean Lacouture lui permettent heureusement de nous donner un profond aperçu de ses convictions et de ses expériences, en particulier celles des camps nazis, essentiellement différents -il n’est pas inutile de le rappeler- des camps soviétiques et celles de l’évolution de l’Algérie, minée par la clochardisation, l’analphabétisme et le fanatisme. Au cours de cet entretien se dévoile ainsi la très belle personnalité d’une femme qui a su, en effet, traverser le mal sans jamais faillir, opposant à la barbarie la soif de comprendre, à l’ignorance le désir d’instruire. Sans jamais s’attarder sur tous ceux qui ont trahi ou qui furent lâches (à peine évoque-t-elle à demi-mot la figure de Mitterrand, aussi ambigu face à la décolonisation qu’il l’avait été face à la collaboration), en mettant toujours l’accent sur la nécessité de continuer à lutter pour la liberté et la connaissance, Germaine Tillion nous offre, avec grandeur et modestie, une magnifique leçon d’humanité.