Vingt cinq siècles nous séparent de Platon ; sept, de Dante ; de Hugo, deux et de la seconde guerre mondiale un seul ne s’est pas encore écoulé. Notre époque est, d’une certaine façon, soumise à un questionnement relatif au savoir qui l’a constituée ; un savoir régi par le temps s’écoulant entre les œuvres déterminantes, notre aptitude à nous en servir et, surtout, son véhicule : le langage. Nous sommes, selon George Steiner dans Grammaires de la création, à un stade déclinant où les utopies, les idéologies, n’ont d’actuel que leur histoire figée dans un passé mal assimilé.
L’humanité est héritière et redevable d’un patrimoine de la pensée. Notre conscience, la façon dont nous percevons les choses et posons nos actes dans la contingence, tout cela est régi , « articulé » par une grammaire. Aux origines de l’ontologie parménidienne, il y a cette collusion du langage et de la pensée. Steiner, dés lors, part de Platon à Saint Augustin, des divergences théologiques fondamentales entre le judaïsme et la religion de l’Incarnation, porteuse d’une redéfinition totale de la place de l’homme (via l’image du Christ) par rapport à la Création. Deux créations, dit-il, émergent depuis la naissance du christianisme, deux créations désormais en concurrence : la divine, d’un coté et l’humaine, de l’autre. Cette dernière est triple : théologique, métaphysique (philosophique), esthétique. Et la concurrence a bel et bien lieu dès que l’homme atteint l’inexpérimenté divin. Shakespeare et Dante (radicalement différents pourtant) sont, selon l’auteur, les deux sommets inégalables de la création parce qu’ils se sont appropriés l’histoire, la conscience, le temps et l’homme en poussant, en développant les grammaires créatives de leurs époques et de toutes les autres : « La centralité de la poétique dantesque du transcendant et de son déploiement dans le langage ne s’est pas reproduit ». Et ne se reproduira jamais. Mais c’est une étape qui en appelle d’autres où la structure évolutive des grammaires de la création resurgit : le Romantisme allemand (et ses deux pointes, Hegel et Hölderlin), l’aboutissement que constitue la philosophie heideggerienne de l’Etre, mais aussi le changement des préoccupations picturales et la redéfinition de la couleur ; l’énigme langagière que représente la musique, la mutation des techniques, etc. Steiner, dans cette exploration des souterrains de la vérité du passé et du présent (la vérité de l’histoire n’a jamais été d’une évidence mathématique), est d’une incroyable lucidité, qu’il doit à une érudition d’une étonnante richesse. Son constat, face aux monuments du savoir que sont les bibliothèques récentes, ces « mausolées », n’est guère optimiste quant à l’avenir de nos grammaires créatives. L’art, dont l’importance métaphysique est désormais sous-estimée, « cessera de réévaluer les fictions ontologiques qui lui demeurent ouvertes après le reflux du théologique et la déliquescence de la transcendantalité ».