Saluons tout d’abord l’excellente initiative des éditions 10/18 de rééditer ce texte fondateur de George Orwell, contenant sans doute la plupart des germes de sa production à venir : on connaît Orwell grâce à La Ferme des animaux et, surtout, à 1984, en ignorant que ces dramatiques visions d’un monde totalitaire sont au moins autant le produit d’un génial talent de la prophétie que la conséquence d’expériences vécues par leur auteur. Hommage à la Catalogne raconte sans doute la plus marquante de ces expériences, celle de la Guerre d’Espagne, à laquelle il participe aux côtés des républicains. En 1936 en effet, George Orwell, écrivain jusqu’à lors très confidentiel, traverse la Manche et la France pour s’engager dans les milices trotskistes du POUM, Parti ouvrier d’unification marxiste. Il serait réducteur de présenter le récit qu’il tire de cet engagement comme un bréviaire de la liberté ou un naïf appel aux armes. Si le lyrisme est fortement présent au début du récit, notamment dans les descriptions enthousiastes d’une Barcelone rouge et noire frémissant à l’écoute des chants révolutionnaires « beuglés par les haut-parleurs tout le long du jour et jusqu’à une heure avancée de la nuit » (p.14), c’est bientôt l’écœurement qui se fait sentir, écœurement d’une « drôle de guerre » où l’on se bat davantage contre les poux et les rats que contre les fascistes : « Ce n’est pas une guerre, disait-il souvent, c’est un opéra bouffe avec morts » (p. 48).
Mais le plus grave est à venir : blessé d’une balle à la gorge, Orwell est démobilisé et retrouve sa femme à Barcelone. Il assiste alors -nous sommes en mai 1937- à la montée en puissance des dissensions entre les différents partis républicains et à leur déchirement fratricide au cours d’échauffourées sanglantes dans les rues de la capitale catalane. Quelques semaines plus tard, le POUM est déclaré hors-la-loi par le gouvernement : les héros du front sont alors recherchés par leurs anciens alliés, emprisonnés, et bientôt fusillés, sous l’accusation frauduleuse d’espionnage pour le compte des fascistes. Pendant ce temps, des miliciens du POUM continuent à se battre sur le front : « Dans l’intervalle il doit y avoir eu un grand nombre d’hommes qui furent tués sans avoir jamais su que les journaux, à l’arrière, les traitaient de fascistes. C’est là le genre de choses qu’on a du mal à pardonner. Je sais bien que c’était une tactique courante de laisser ignorer aux troupes les mauvaises nouvelles, et peut-être qu’en général on a en cela raison. Mais c’était tout autre chose d’envoyer des hommes au combat, et de ne pas même leur dire que derrière leur dos on était en train de supprimer leur parti, d’accuser leurs chefs de trahison et de jeter en prison leurs parents et leurs amis » (p. 205).
L’ »hommage », on le voit, est ambigu, mais sa lecture est certainement l’occasion de rappeler les écorchures que la politique fait tôt ou tard subir à l’idéalisme. Du très bon Orwell, donc, qui a de surcroît le mérite de reconnaître les limites de son propos, la subjectivité du récit étant tempérée par des annexes historiques établies par l’auteur lui-même, et que les éditions 10/18 reproduisent judicieusement à la fin du livre.