A trente-deux ans, Frank Derex démontre avec La Rencontre que le talent, cet oiseau rare, peut se trouver absolument partout, même chez les vendeurs d’encyclopédies (ce fut, pendant un temps, son job, avant qu’il ne devienne concepteur-rédacteur en publicité), et que lorsque, dans notre dossier de rentrée, on jette aux oubliettes la quasi-totalité des premiers romans français, le « quasi » a quand même son importance. Son roman à double étage, parfaitement farfelu, part d’une étude historique très sérieusement menée : la visite que fit Nikita Khrouchtchev aux Etats-Unis d’Amérique en 1959, c’est-à-dire six ans après que ces derniers aient exécuté les Epoux Rosenberg et trois avant que les soviétiques installent des fusées sur les plages cubaines. Tout va pourtant si bien entre les deux hommes les plus puissants de la planète, Khrouchtchev et Eisenhower, Nikita et Ike, en ce moment de détente pacifique, qu’il n’y a aucune raison de ne pas imaginer une passion plus franche, moins diplomatique, une paix chaude, presque physique. Un tête à tête qui deviendrait corps à corps…
De leur amour, l’auteur décide donc qu’il naîtra un fils, Vladimir (« Premières contractions. Nikita, allongé sur l’herbe, commence de haleter, assisté d’une sage-femme. Il réclame Eisenhower par son petit nom : Ike, qui lui répond d’une caresse de la main. Une fumée blanche s’exhale du ventre dilaté de Nikita, puis la tête d’un bébé »). Changement d’univers : on suit maintenant les aventures de Vladimir, fils de la copulation Est-Ouest, ancien titreur à la Pravda qui part en Occident après la fin de la Guerre Froide. Son installation dans le monde capitaliste ne va pas sans quelques déconvenues professionnelles (ingénieur raté, publicitaire laborieux) et féminines (pas facile de réussir dans la « Communauté Erotique Européenne »). Frank Derex, qu’on peut soupçonner de souffrir d’épilepsie, signe là un texte complètement fou, d’une profusion stylistique à peine imaginable, à ce point déchaîné que, avouons-le, on s’y noie assez souvent : boire la tasse dans du Derex, au fond, est cependant quelque chose d’assez inoubliable.
Envolées idéologiques idéalistes, intenses paragraphes orgiaques ou passages historiques de la plus grande rigueur, tout s’entrechoque étrangement dans un texte ni surréaliste, ni absurde, ni banal, où le héros ne s’appelle peut-être pas Vladimir pour rien : Nabokov ne se définissait-il pas lui-même comme « un écrivain américain, né en Russie et formé en Angleterre où [il a] étudié la littérature française avant de passer quinze ans en Allemagne » (entretien pour Playboy, 1964) ? Chimiste politique et furieux romancier, l’auteur se joue à la fois des propagandes idéalistes qui vécurent leurs belles heures en ce siècle et des héritages culturels et littéraires des deux Blocs dans un livre rocambolesque, paranoïaque, déjanté, d’une imagination sans bornes. Vladimir, bille malmenée dans le flipper de l’époque, aura toutefois, lui, tenté de réfléchir sur son temps ; « Nikita ? Ike ? Naïke ? », comprend-il enfin dans un épilogue délirant où, comme dans un « Septième Sceau » revu par Lynch, il discute avec la Mort : plus de blocs, plus de tension, plus de dyade, peut-être, mais l’ennemi, aujourd’hui, est ailleurs, le même pour tous. La fin des idéologies, décidément, n’est pas la fin des aliénations.