Livre très attendu, dont la parution fut reportée plusieurs fois, Trois jours chez ma mère vient d’être récompensé par le plus prestigieux des prix littéraires 2005. L’occasion d’y revenir (après chronique de Salomé, premier roman resté inédit de l’auteur, paru presque au même moment aux Editions Léo Scheer, cf. Chronic’art #21)… Comme son titre le laisse supposer, François Weyergans, après s’être penché sur son père dans Franz et François, aborde la question maternelle. Mais celle-ci n’est pas directement le sujet du livre : François Weyergraf, double à peine transformé de l’auteur, se promet d’aller passer trois jours chez sa mère une fois son roman achevé. En attendant, il se contente de ruminer ce projet, la mère n’apparaissant que comme le fil conducteur d’un tissu d’anecdotes beaucoup plus vaste. Souvenirs d’enfance, de jeux, de lubies ou d’un professeur marquant, goûts artistiques divers, considérations existentielles, extraits d’analyse psychanalytique, relations aux femmes (la sienne, ses nombreuses amantes, ses sœurs et, bien sûr, sa mère) : ce songe ininterrompu qui s’élabore en glissant d’une idée à l’autre avec une grande fluidité se fonde sur l’impuissance du narrateur à rédiger son roman et s’apparente à une recherche permanente et infructueuse d’un vrai départ de texte. S’y mêlent des idées variées de romans ou d’essais insolites qui, à défaut de se réaliser, offrent d’excellents paragraphes. S’ajoute encore une liste sans cesse augmentée de choses à faire, en plus de la visite à la mère, lorsque le roman qui ne veut pas s’écrire sera enfin achevé.
En fait, Weyergans crée une sorte de bulle de velléités diverses qui se dilate au fur et à mesure et se comble à partir de l’impuissance d’écrire. Et tout le processus de création y est dénudé, ses articulations étayant le rythme du texte, surtout dans la dernière partie où, au lieu de se développer en se réalisant, l’écriture semble se mettre sans cesse en abîme, multipliant des couches internes alors qu’elle s’enferme dans son impossibilité. Weyergraf livre alors les premiers chapitres de Trois jours chez ma mère, son roman, mettant en scène dans une redondance tout juste altérée l’écrivain François Graffenberg, lui-même incapable de rédiger l’histoire de l’écrivain François Weyerstein. Ebauches, notes, plans, paragraphes, déroulement continu de la pensée, tout ce matériau textuel constitue l’esthétique à densité variable qui remplit les couches de cette poupée russe. Et Weyergans, entre son double et son triple, ses souvenirs et ses fantasmes, ses errements temporels hors chronologie, nous perd totalement pour ne nous guider qu’à un seul fil : celui de cette écriture se cherchant sans discontinuer.
Depuis Mallarmé, l’impuissance créatrice s’est érigée en thème valable, voire particulièrement raffiné, à condition d’avoir un styliste à la hauteur : la procrastination excite la virtuosité. C’est en partie le cas pour ce roman de Weyergans qui, s’il n’est pas non plus un virtuose, est un écrivain extrêmement habile, fin et souvent drôle. Dommage qu’on reste malgré tout dans quelque chose de terriblement germanopratin et remâché : le narcissisme de l’écrivain parisien fasciné par son statut, intercalant références artistiques recherchées, coucheries multiples et poncifs existentiels. Même si certaines scènes se détachent de ces poses convenues par leur originalité et leur mordant, il faut bien reconnaître que souvent, et en dépit de l’intérêt de la construction, on s’y enlise. Ce qui affadit ce livre pourtant bien tourné, alerte, mais qui n’atteint pas pleinement le tour de force qu’il vise. Un beau jeu littéraire sans maniérisme, mais sans réelle profondeur.