La philosophie anglo-saxonne a conduit une réflexion sur le langage et sa logique (Russell, Frege et Wittgenstein) qui la place dans une situation particulière. Nombre de problèmes tiennent à une compréhension erronée de la logique de notre mode d’expression. Que signifient les propositions du langage ? Avec Wittgenstein, la question de la signification devient centrale. « L’objet de la philosophie est la clarification logique de la pensée. La philosophie n’est pas une théorie, mais une activité. On ne doit pas attendre de la philosophie des propositions philosophiques, mais la clarification des propositions. » (Tractacus) Il s’ensuit un certain nombre de principes qui assèchent la mare métaphysique, et tuent par déshydratation les grenouilles qui y barbotent : 1) Les seules propositions véritables sont celles des sciences de la nature. 2) La grammaire du langage ordinaire est logiquement défectueuse. 3) Les propositions métaphysiques sont non seulement fausses, mais également dépourvues de sens.
Philosopher consistera à ramener les « grands mots » de la philosophie à un sens ordinaire, ainsi qu’à montrer que nombre de grands problèmes sont absurdes parce que mal posés. Des travaux de Wittgenstein, on tirera une mise en garde contre la tentation de chercher des fondements ou des justifications aux mathématiques -comme aux croyances du sens commun- et l’ordre d’abandonner définitivement aux philosophes les questions du type : « sous quelle condition est possible ce qui est réel ? » Notre maladie, c’est de vouloir expliquer. « La recherche des fondements est vaine, car elle engendrera des questions sans réponses. » Ou, très concrètement : « Nous ne pouvons nous entendre, nous ne pouvons commencer à discuter de choses et d’autres que si nous sommes d’accord sur un certain nombre de jugements et de manières de faire que nous ne pouvons remettre en cause ni discuter sans cercle vicieux. » Une telle attitude ne débouche pas sur le relativisme ou le scepticisme, mais sur l’idée, plus humble, qu’on ne peut pas douter de tout, c’est-à-dire que si ce sur quoi nous nous fondons n’est certes pas justifiable, cela n’en reste pas moins pertinent. Car chercher à établir des principes, c’est encore les considérer comme susceptibles d’être remis en cause. Autrement dit : il y a des règles d’usage de notre langue qui ne peuvent être justifiées, et alors ?
Rechercher le fondement du fondement mène tout droit au non-sens. La grammaire est arbitraire, mais pas relativiste. D’où la forme d’expression originale de Wittgenstein, qui tente de montrer du doigt ce qu’il veut faire entendre. Une théorie générale de la signification est chose impossible. Il s’agira donc de tenter de changer sa manière de voir les choses, sachant que c’est l’instrument même du langage qui nous fait errer et, souvent, perdre dans les bois.
D’une lecture abordable pour un sujet et un philosophe difficiles, le texte de cet ouvrage ne laisse pas d’être un peu étrange pour l’esprit. C’est sans doute que la chose logique procède d’une si incroyable simplicité (loin de la limpidité), que l’on a souvent l’impression de subir l’élan de bouffées oniriques ou de flotter en rêve au pays de l’Alice de Lewis Carroll, sans pouvoir résister à l’envie de se pincer.
Le personnage Wittgenstein est une énigme. Il ne souffrit pas tant dans sa vie privée que de l’espèce de fascination patho-logique qu’il inspira autour de lui. Un ouvrage tout conseillé à ceux qui aiment nomadiser sur les terres inquiétantes de la logique propositionnelle, pour jouer les arpenteurs kafkaïens ou les taxinomistes du bizarre.