Sans tour de passe-passe ni coup de force marketing, François Bon est devenu, après une flopée de récits, la figure même de l’écrivain généreux dans la portée de ses mots. Un mélange de grand oncle conteur et de Janus aux facettes éclairées par deux lanternes : le théâtre et la pratique des ateliers d’écriture. Deux axes à partir desquels se projettent, dans son parcours d’ex-ingénieur routard, des lignes de force à la fois éclatées et d’une rare cohérence, qui doivent en souffler plus d’un au passage et qui offrent à chaque fois une bouffée d’air frais au paysage littéraire français. Qu’il détonne avec une biographie des Stones ou qu’il signe des récits chez Minuit (Sortie d’usine) et Verdier (de « fausses formes autobiographiques », endeuillées comme dans Mécanique), il garde à chaque fois l’audace des discrets et une boulimie de vie rabelaisienne. Avec d’autres colosses, comme ses amis Pierre Bergougnioux et Bernard Noël, il revisite la figure de l’écrivain engagé dans un processus mettant en jeu la patience du regard. Chez Bon, la culture ouvrière reste la lame de fond du livre. Le « Paysage fer » (titre de l’un de ses récits) qui habite son écriture pousse celle-ci à creuser abandons et « désaffections des signes ».
Daewoo, ou comment dénouer les fils emmêlés entre travail, machine, paysage et l’homme censé l’habiter : le livre est à lire dans ce sens, comme un vaste atelier où l’écrivain, à mille lieues des tours d’ivoire et du ronron germanopratin, se risque à une longue enquête humaine dans une Lorraine minée par le drame des délocalisations, avec son lot de quotidiens mis entre parenthèses et de replis sur un espace de survie plombé par la fuite du travail vital. Mais Daewoo est loin d’être un simple titre en écho aux plateaux tournants de micro-ondes : c’est aussi et surtout une suite de lettres qui s’effritent et se détachent des enseignes sur lesquelles étaient placardées ; c’est un fiasco industriel ponctionnant 35 millions d’euros de subventions publiques sans donner la moindre chance à aucune reconversion locale ; c’est un PDG de l’ombre poursuivi par la justice en Corée mais accueilli à bras ouverts par l’Etat français. Face à cela, le flot de détresse du millier de femmes renvoyées à leurs pénates devient injonction d’écrire. Tout commence donc, en amont du roman, par un projet théâtral monté cet été au Festival d’Avignon, pour dire et redire cette violence sociale. Cette pièce ne pouvait-elle à elle seule contenir toute la rage et tous les silences accumulés, deux ans durant, par les ex-ouvrières de Daewoo ? Il faut croire que non : prolongement de la scène, le roman s’est imposé en intégrant lui-même des dialogues inspirés des Suppliantes d’Eschyle, qui offrent un écho vibratile à la trame centrale.
Une trame qui se confronte à un espace troué d’usines monolithiques et de champs gris : au milieu, la ville de Faneck, qui ressemble à du « Jérôme Bosch avec des mots ». Toute la tension du livre tient dans ce que Bon considère comme son devoir d’écrivain : cet effort incessant pour recoudre espaces et quotidiens, murs fortifiés et intimités blessées. Appareil photo numérique en poche pour « faire mémoire des prospectus » et des lieux traversés, Bon cherche des lignes, des motifs obsessionnels (grillages, vides au cœur du ciment) et relit Espèces d’espaces de Perec avant de rencontrer ces centaines de « visages qu’en toi tu portes, avec l’impression au-dedans d’être peuplée ». La force d’écoute de l’écrivain-enquêteur se conjugue avec l’élan d’une « géométrie descriptive » qui définit de plus en plus la composition de ses livres, comme l’auteur le confiait déjà dans Mécanique. Incendie de l’usine, occupations, séquestrations, chantages à l’attentat à l’acide… Evénements et grèves se succèdent dans les témoignages des ouvrières, dont l’intensité repose en partie sur l’ambiguïté de leur destinataire. A qui s’adressent en effet ces « mots des autres », recueillis à l’origine « pour mieux qu’on sorte de soi-même » ? A nous, aux politiques ou à François Bon lui-même, qui se fait chambrer et « se laisse bousculer » au passage ? Parler, certes, mais parler pour qui ? La question ronge ce récit poursuivi par le spectre du suicide d’une ouvrière et l’espoir d’un voyage utopique. Fort de ses expériences de radio, Bon conclut sur le ton du retrait : « Laisser toute question ouverte. Ne rien présenter que l’enquête ». Résultat : un roman-réalité intime et polyphonique, traquant sans concession les « novlangues » ministérielles ou sécuritaires, et assurément l’un des meilleurs pavés dans la mare de cette rentrée.