Aux frontières du chaos de Franco Ricciardiello est un surprenant roman, à la lisière de la science-fiction et du thriller fantastique. Son auteur le présente comme la tentative d’appliquer une théorie mathématique, la fort vulgarisée théorie du chaos, à un ouvrage narratif. En effet, celle-ci s’impose comme protagoniste essentiel et structure du cadre fictionnel. Les experts en la matière jugeront de la possibilité et de la pertinence de l’ambitieux projet. Il n’en demeure pas moins que, même si vous pensiez que Benoît Mandelbrot était le voisin qui s’occupait du chat de Schrödinger pendant les vacances, vous pourrez malgré tout vous délecter de ce livre touffu, intrigant et ingénieusement construit.
Depuis Le Syndrome de Stendhal de Dario Argento, il est entendu que la fréquentation des musées peut se révéler franchement néfaste aux jeunes femmes hypersensibles. L’un des personnages centraux, Vittoria Rossa aurait dû se méfier avant d’aller contempler Insel der Toten (L’Ile des morts), œuvre du peintre symboliste Arnold Böcklin. L’intense émotion esthétique ressentie la précipite dans une transe la menant à un état de conscience limite : aux frontières du chaos, là où commence à se soulever le voile des apparences, là où la consistance du réel se dissout, et en l’occurrence, dans la peau de certains proches de Hitler, terrés au fond du bunker berlinois qui abrita les derniers jours du Reich. Nico, journaliste et parolier du groupe Hasta siempre, l’épaulera dans l’éclaircissement du mystère qui lie ses crises : L’Ile des morts, le nazisme, la théorie du chaos et les considérations de Philip K. Dick sur notre perception de la réalité.
Le principe de glissement/fracture marque tout entier le récit et touche également le traitement de l’écriture. Le style adopté, sobre et nerveux, est clairement cinématographique : seul le présent est utilisé et l’action se déroule sous nos yeux. L’importance de la vision, des variations de lumière et du choc des images est primordiale. A l’instar de Nico qui cherche à « transformer l’expérience acoustique en spectacle visuel », Ricciardiello métamorphose son travail littéraire, qu’il associe aussi à la composition musicale. Le morceau inspiré par L’Ile des morts et joué par les Hasta siempre constitue une véritable bande-son. Les cinq versions de Insel der Toten et les cinq relations des épisodes du bunker se font écho et se réfléchissent. Elles se mêlent jusqu’à donner naissance à une étrange chimère artistique, lugubre gravure gothique rugissant un chant sombre et entêtant.
A partir de l’exploitation d’un élément simple, le tableau de Böcklin, l’auteur déploie ainsi une intrigue complexe, étonnamment stratifiée, aux ramifications hallucinées et vertigineuses. D’autant plus que toutes les informations concernant cette œuvre symboliste et sa curieuse influence sur l’histoire et la culture européennes sont rigoureusement authentiques. En fait, c’est l’accumulation de telles « coïncidences », poussant à douter du hasard des événements, à subodorer que sous le désordre apparent existe bel et bien une structure ordonnante insoupçonnée, qui entretient la tension et l’inquiétude. Le fantastique ne surgit pas de l’extraordinaire mais de l’ordinaire. Ricciardiello soumet le lecteur à la même troublante expérience que son personnage et l’entraîne à s’abîmer dans cette zone d’instabilité, de turbulence qu’est la frontière du chaos.