« Le destin d’un homme, grand ou modeste, est ainsi toujours la fragile conséquence d’une somme de circonstances, de faits et d’accidents qui précèdent, parfois loin en amont, le cours de son propre vécu ». Peu de critiques rock qui n’aient parlé de Bob Marley, la première superstar venue d’un pays pauvre. Francis Dordor connaît bien son sujet. Au fil des années, ayant lui-même côtoyé le mythe, il lui est resté fidèle. Et après de multiples articles consacrés à ce symbole spirituel, sans aucune lassitude, il nous livre aujourd’hui un essai rapide (la brièveté des titres de cette collection est une frustration) et brillant.
Le talent est une insolence injustifiable auprès des oppresseurs. Justement, en se faisant le messie d’un mode de vie, de sa philosophie et de son culte biblique afrocentriste (le Rastafari), Bob Marley dut batailler ferme. On ne s’exprime pas au nom des opprimés du monde entier sans s’attirer les foudres des consciences satisfaites d’elles-mêmes. De la misère de Trench Town à la formidable réussite artistique (des premiers enregistrements de rock steady avec les Wailers jusqu’aux hits internationaux reggae), qui trouvera son point d’orgue avec le superbe Redemption song, la figure du rebelle se dessine. Et la musique qu’il promut prend dès lors une signification particulière : le reggae est le plus petit dénominateur commun d’à peu près tous les courants musicaux actuels. Lorsqu’il alluma l’étincelle, personne ne soupçonnait la portée de son geste.
L’Histoire de l’Afrique prit pourtant un tournant. Les saintes puissances furent troublées. Elles comprirent -non sans mal- qu’elles n’étaient plus le nombril de la terre. Quelque chose était en marche. Elles feignirent de ne pas savoir quoi. Du coup, la prophétie pourrait bien se réaliser : « En 2096, quand l’ancien tiers-monde occupera et colonisera les anciennes superpuissances, Bob Marley sera commémoré comme un saint » (citation extraite du New York Times, 1996). Pour l’heure, nous ne sommes pas encore assez africains. C’est regrettable.