Il y a des littératures qui ne font pas rêver et des lectures redoutables. Froides et salées comme le baiser de la mort. Des littératures qui replacent le projet surréaliste au rayon des jouets pour enfants et des lectures qui cadavérisent le foie et les organes vitaux. Cette écriture est fluide, rapide, presque banale. On y trébuche sans voir venir. C’est parfait et fini avant même d’avoir commencé. Est-ce un roman ? Non, c’est une tranquille et confortable balade sous les rayons du cauchemar souriant, le faux pas impromptu dans l’impunité du vice glacé. Le narrateur est pédé, réactionnaire et dégagé des scrupules ordinaires. Il glisse et vous entraîne sans que vous y perdiez votre honneur. Le récit est truffé d’incises adroites découpées au canif. Pas de bavures, pas de place pour la jérémiade. Il n’y a même plus de temps pour rougir. Le ton de cet ouvrage est impeccablement correct ; on pourrait presque dire irréprochablement urbain. On ne rechignerait pas à prendre un verre avec Fernando Vallejo, si ce n’est qu’il se soulage ici d’une histoire à vous arracher des hurlements paranoïaques, extirpés d’une espèce de dinguerie psychotique et insomniaque que l’on ne pouvait pas soupçonner.
Medellin est une ville qui existe, quelque part en Colombie. A quelques heures d’avion de Paris, selon la formule consacrée des cons qui croient que le monde est petit. Pas besoin d’avoir lu les journaux pour s’en faire une idée, Vallejo vous raconte pépère ce que les journalistes ne pourront jamais vous dire parce que c’est inimaginable. Dans cette ville à flanc de colline, plus on s’élève, plus on tombe. Les pauvres sont en haut et les riches en bas. C’est géographique, et donc pas inventé. D’ailleurs, personne ne va là-haut dans les Communes, parce qu’on y meurt le jour même, sinon demain, d’une balle dans la tête. Là-haut, c’est peuplé d’anges adolescents qui vont à la messe et vénèrent pieusement la Vierge Marie. L’argent y circule assez bien, c’est d’ailleurs pour ça qu’on y vit, comme partout ailleurs. Et on y meurt aussi comme ça, assez bien. Une journée, ce n’est déjà pas si mal. Certains garçons sont invraisemblablement beaux, des dieux vivants. Ils aiment le football, le heavy metal, le rap, la télévision, les fringues et les chaussures de sport. Ils prennent leur pied. Ils se bagarrent, mais les bagarres ne durent pas longtemps. On ne s’explique même pas. On aime et on tue. Sans argent, pas de bonheur, et la mort est un commerce qui rapporte un peu, donc tout va bien. Et enfin, tout va très vite…
Précisons un peu ce qui fait le génie singulier du récit. Pas une once de compassion, des kilomètres de blasphèmes mortels, une chape de désespérance qui ne laisse pas suinter une goutte de mélancolie (la chiasse du roman), pas un gramme de pitié, une haine franchement déclarée des pauvres et de la pauvreté, et cette fatalité étrange de la balle entre les yeux, qui vient calmement virguler le récit pour l’empêcher de s’emporter dans d’inutiles colères.
Et le génie alors ? Une pure honte. De la honte sans chichis. « Cette société permissive et putassière a fait croire aux enfants qu’ils sont les rois de ce monde et qu’ils sont nés avec tous les droits. Immense erreur… »… « Je vais vous dire une bonne chose, malheureux : que le gène de la pauvreté est pire, plus pénétrant : neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf pauvres sur dix mille le transmettent, indéfectiblement, à leur progéniture. Vous êtes d’accord pour que vos propres enfants héritent de vous un tel mal ? Pour des raisons génétiques le pauvre n’a pas le droit de se reproduire. Riches de tous les pays, unissez-vous ! Encore plus. Mieux que ça. Ou bien l’avalanche de la pauvreté va vous ensevelir. »
Mitraillez donc, chers petits anges… et Sainte Marie, mère de Dieu …
Dernier conseil : n’allez pas voir le film, ce ne sera qu’une copie.