Au lecteur qui ne serait pas encore plongé dans la (re)lecture des œuvres de Fédor Dostoïevski, on serait tenté de suggérer qu’il commence par cette édition du Double. Moins par souci de cohérence (Le Double est chronologiquement le deuxième roman de Dostoïevski) que pour se convaincre définitivement de la pertinence de cette vaste entreprise de traduction à laquelle s’attelle depuis plusieurs années André Markowicz.
Le Double est le récit d’un cauchemar, de la convulsive descente aux enfers du conseiller titulaire Goliadkine dans la vie duquel, un jour d’hiver chassieux à Saint-Pétersbourg, entre son exacte copie, un certain « M. Goliadkine – cadet ». Là, il y a malaise. Ce malaise, Dostoïevski le retranscrit dans des dialogues où les personnages parlent sans s’écouter, dans le monologue anxieux, souvent absurde d’un héros en proie au doute permanent, taraudé par l’angoisse d’être, à son corps défendant, déchu de sa médiocre position sociale. La traduction stigmatise l’état de stress permanent du conseiller Goliadkine ; elle donne vie à ses éructations, ses bougonnements, ses saisissants coq-à-l’âne. Victime de sa propre imposture, Goliadkine court comme un dératé d’un bout à l’autre de la ville, parle pour ne rien dire, comme pour échapper à lui-même ; il vitupère, s’indigne, et finit par s’excuser d’exister. Au cœur de ce tourbillon vers le rien, la traduction ne tient pas seulement bon : elle est magistrale.
« Dostoïevski écrit mal », dit André Markowicz dans un récent avertissement au Joueur, « considérant que l’élégance littéraire, le plaisir de la belle phrase et du bien écrire sont des préoccupations de petit marquis français ». Justice a été rendue. Que cela plaise ou non à la République des Lettres.
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