Cet homme-là aurait pu intituler son livre : « Mémoires d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde ». Mais l’Abbé Prévôt l’avait déjà fait, Manon Lescaut en étant le tome VII. Alors, il a choisi Fou civil, titre aussi énigmatique qu’oxymorique. On ne naît pas fou civil. On le devient, peu y peu, graduellement. Un jour, après un certain temps de loyaux services, un grade supérieur échoit au fou natif et il se met y siffler (prière d’insérer). Voilà pour le ton. Le Fou civil n’est rien d’autre qu’un récit sans tête ni queue évoquant les aléas de la vie d’un auteur belge qui a choisi, pour des raisons non encore élucidées, de vivre à la fois dans et hors le monde. Hors du monde, parce que le fou civil se fout de ce qui nous fait courir tous, travail, ambition, soirées Halloween et 13 heures de TF1 avec Jean-Pierre Pernaud. Dans le monde, parce que précisément le Fou civil ne travaille pas, qu’il n’a pas d’ambition autre que de réussir ses confitures ou veiller sur le sommeil des trois enfants qu’il garde, qu’il ne fête pas Halloween mais la grande pâque des Russes à Bruxelles sous la pluie, qu’il ne regarde pas TF1 mais ce qui passe devant sa fenêtre.
Savitzkaya baye aux corneilles mais il baye bien, égrenant souvenirs de voyages, descriptions d’objets familiers, recettes de cuisine et anecdotes de palais, ici, la dégustation de pastèque turque entre amis : « elle était bien fraîche, point trop farineuse et sucrée autant qu’on voulait. Sa chair était rouge d’une vulve de femme brune » (p. 115). Mais que le lecteur prenne garde : l’ouvrage peut aussi se révéler largement corrosif, virant sa cuti d’un seul coup pour prendre les allures d’un traité de résistance à l’inanité du monde actuel : « je n’ai pas d’argent pour la simple raison que mon ambition n’a jamais été d’en gagner. Je suis un travailleur indépendant et assistant dont le but premier n’est pas de faire de l’argent mais de chercher des formulations adéquates. Adéquates à quoi? A mon humeur, au temps, à l’air, à ma position dans l’espace (p. 52) ». Ascétique ou jouisseur, terrestre ou rêveur, pamphlétaire ou panégyriste, plouc ou dandy, Savitzkaya joue à tout, sauf à être écrivain, c’est-à-dire combattant : « L’acte d’écrire […] doit être aujourd’hui plus que jamais un acte individuel et s’inscrire dans un processus de révolte, de rage et de vocifération, mais aussi d’observation minutieuse du monde et des rouages grippés de notre société dont les modernités diverses ne représentent plus qu’une façade clinquante derrière laquelle se cache la pire des féodalités. […] Des milliards de consommateurs tout juste bons à comparer les produits de consommation pour aiguiser leur esprit critique, tout juste bons à avaliser les structures performantes du marché, et autorisés à réélire leurs éligibles légaux afin que tout se passe pour le mieux dans le meilleur des mondes (126-127) ». On se dépêchera donc de lire ce livre, parce qu’il est d’utilité publique, et parce que l’on croise des centaines d’essais, romans, recueils de poésie mais que l’on croise peu de livres. Le Fou civil est un livre, c’est-à-dire une oeuvre hybride et barbare, contenant en elle le rien et le tout. En un mot, un monstre.