Une vie d’homme dure autant que celle de trois chevaux, et lorsque le texte commence, le narrateur est déjà mort une première fois. Il n’est plus que le « reste d’une autre vie », « la cendre » qui en demeure. D’emblée nous sommes frappés par la singularité de cette voix sortie d’outre-tombe. Elle porte la marque du souvenir et semble obscurcie par l’ombre gigantesque de l’Argentine. Cette terre immense, laissée au loin, avec la peur, la jeunesse « gâtée par la mort », et l’injustice « effrénée » de la dictature. Au travers des phrases ânonnées au présent sur un ton presque incantatoire, c’est l’image d’un premier amour qui revient. La jeune fille aimée, jetée au fond de la mer, les « mains attachées ». « A vécu pour moi, est morte pour offrir des yeux aux poissons. » De retour en Italie, le narrateur devient jardinier et n’a « plus rien à demander au temps ». Il se concentre sur l’instant présent et sur Làila, qu’il vient de rencontrer. Seules, désormais, « les vies qui ne durent qu’un jour » semblent l’intéresser.
Erri De Luca suit, pas à pas, les efforts d’un homme pour survivre après l’horreur. Il ne s’agit ni d’oublier ni d’expliquer. « Sur tant de vies perdues, les pourquoi sonnent comme une justification, ils s’affichent comme atténuants. » L’effort consiste plutôt à renaître et à trouver l’objet qui permettrait à nouveau l’émergence d’un sens. L’écriture se fait minutieuse et se resserre sur l’essentiel : la saveur de l’huile enfermée dans le bois dur de l’olive ou une petite épice rouge émiettée sous l’ongle. Autant de plaisirs goûtés par le narrateur en même temps que la nourriture plus impalpable des livres. Ces livres qu’il emporte partout avec lui et qui, dans la poche, remplacent aujourd’hui l’arme d’autrefois. Il n’y a qu’eux pour « changer un homme », dit-il, pour lui apprendre le rythme de la respiration d’un autre.
Peu à peu c’est la vie qui reprend ses droits, l’amour qui s’impose à l’être : « je suis pris d’une crampe à l’estomac, je le sais, mon corps aime cette femme, il mord pour le dire et il appelle. » « Mon corps aime Làila alors moi aussi. »
Lorsqu’il quitte celle qu’il aime, le jardinier se penche vers la terre. Le dos courbé, il s’applique à « avoir pour elle plus d’attention, que pour les hommes ». Comme les plantes, il « écoute les comètes, les planètes, les amas et les essaims ». « Ce qui compte c’est d’avoir la tête entre les pieds, le visage au ras du sol pour s’occuper d’en bas. »
Malgré une fin énigmatique où la mort revient pour exiger de nouvelles victimes, Trois chevaux résonne comme un hymne à la vie. Erri De Luca rapporte la gestuelle du jardinier comme un rituel sacré : « élagages, semis, prévisions de floraisons et de fruits. » La poésie du texte se détache de la pesanteur du passé grâce à « la beauté de la nature » qui, seule, « s’oppose à la gravité ». Si l’arbre, comme les peuples, « s’implante avec effort » et « s’enracine en secret », la terre, elle, a un « désir de hauteur, de ciel ». L’écriture d’Erri De Luca parvient alors à mimer ce mouvement, cette poussée vers le haut, cette légèreté de la terre, lorsqu’elle s’élève en poussière et se laisse emporter par le sirocco.