Un marchand de « pommes de Bohême de qualité moyenne » se rend à Prague pour conclure un marché. Malheureusement, il rate son rendez-vous à cause d’une montre défaillante qu’il avait été obligée d’acheter en arrivant dans un grand bazar de la ville, ayant oublié la sienne à Paris. Contretemps fâcheux. Dépité, mais néanmoins assoiffé, il trouve refuge dans une auberge rustique et se commande une bière avec du jambon de Prague, spécialité qu’il n’aurait manqué de goûter pour rien au monde. Le hasard le met en présence d’un étrange personnage en train de l’observer, alors qu’il s’acharne à essayer de réparer le mécanisme de cet objet à l’origine de tous ses malheurs. L’homme lui prodigue quelques conseils afin d’éviter de casser définitivement le ressort. Le négociant se rend compte qu’il est tombé sur un expert en la matière, qui, en échange de ce dépannage de fortune, ne demande qu’à être écouté. Le narrateur s’exécute, et l’énigmatique horloger se lance dans une longue confession. Il est question de son coup de foudre, de sa passion dévorante, aliénante et destructrice, qui a pour nom Jarmila. Cette femme, à la fois provoquante, sensuelle et naïve va l’emmener très loin, aux frontières de la folie, voire au-delà…
Ce récit à la fois brut et poétique, met en scène des personnages rustres et chargés d’animalité. La vengeance est décrite avec la plus grande barbarie, la rancœur éclate sans retenue et détruit tout sur son passage. Il n’y a pas d’espoir. Le drame d’un amour exclusif et d’une paternité volée sont au centre de cette nouvelle extrêmement bien ciselée. Ernst Weiss s’attaque à ce genre avec lucidité et rigueur. Il sait de quoi il parle lorsqu’il aborde ce genre littéraire. Il écrit à son ami Stephan Zweig : « pour la première fois, je me suis rendu compte combien cette forme requiert de précision, de subtilité et de tension interne… » Dans Jarmila ou une histoire d’amour de Bohême, il réussit à réunir ces trois conditions, sans que le lecteur n’en voie les ficelles. La sensibilité de l’auteur et la violence qu’il met dans les sentiments qui sont décrits produisent une impression de vertige, de folie étouffée. Le côté énigmatique, légèrement surnaturel qui se dégage de l’histoire est complété par une série de symboles qui reviennent comme des refrains et donnent l’impression d’être en présence d’une parabole. Deux univers s’entrechoquent : celui des êtres vivants, avec leurs contradictions et leur cruauté innée, et celui des objets, qui sont chez Weiss ce que l’on pourrait appeler des êtres inanimés, du moins pour le moment. Touchant, inquiétant, Jarmila est à découvrir sans plus attendre.