Le temps de neuf nouvelles, Eric Puchner raconte une Amérique en décalage, portraiture ses semblables à travers leur misère ordinaire : c’est le premier livre d’un jeune auteur encensé par la critique américaine. Il faut reconnaître que les textes de Puchner ont quelque chose de touchant ; et, si tout n’est pas abouti, loin s’en faut, le ton décalé, les thèmes abordés, en marge, créent un ensemble dont l’originalité est indéniable, étonnamment rafraîchissante.
On croise donc un « moniteur de vie en communauté » astreint à la surveillance de deux handicapés mentaux sévères (un aide à la personne comme il y en a tant mais déjà difficilement capable de prendre soin de lui-même), qui se laisse embarquer dans les univers des deux « Enfants de Dieu » dont il a la garde. Léda et le cygne met en scène une gamine perdue destinant sa rédaction à un prof de français, laquelle ne sait même pas qu’elle existe tant elle est insignifiante. Toute sa jeune vie résumée ici : cette insignifiance, ses drames d’ado. Puis on suit des gamins un soir d’Halloween, leur cruauté presque inconsciente ; ou bien deux immigrés mexicains qui ont rêvé un monde meilleur et qui assistent impuissants à l’effacement de leurs souvenirs, quand bien même Ofelio, une fois par semaine, dîne face à une photo de Nubia, sa femme restée au Mexique, comme pour abolir la distance. Là-bas, espère-t-il, elle fait de même… Ailleurs, un père emmène son fils à l’animalerie pour acheter des poissons. Moment privilégié pour le gamin, déception pour le père : la vendeuse qu’il espérait n’est pas là. Un couple au Mexique, en bute à ses contradictions, fait les mauvais choix. L’incompréhension fige les rapports des deux filles des Tribus invisibles. Une mère revenue pour quelques heures fait le désespoir de ses deux enfants, qui espéraient encore une vie comme avant. Un prof pour immigrés de première génération se trouve confronté à la vraie vie, d’avant, de ses élèves…
Des bribes de rien, en somme, ou de pas grand-chose. L’histoire presque vraie de personnages qu’on croiserait tous les jours, sans s’arrêter, sans regarder. C’est ce qui fait leur intérêt : cette façon qu’a Puchner de s’arrêter sur les différences infimes qui font un individu, qui permettent d’aborder sous un angle particulier une société minée de l’intérieur, et qui se révèle infiniment fragile. Les narrateurs, de tous âges, sexes et milieux, croisent leurs voix mais racontent la même chose : des rêves avortés, une confrontation brutale au réel, la croyance mais aussi la désespérance vis-à-vis d’un rêve américain qu’on peut toucher du doigt mais jamais atteindre. Comme pour contrebalancer la gravité de ses sujets, Puchner garde une légèreté de ton qui renforce la perception pour le lecteur d’un monde inhospitalier, fermé, tandis qu’un sentiment d’hyper-réalisme se dégage parfois des récits. L’unité se fait, finalement, par les gens qui sont là, confrontés à l’impuissance, seule à même de leur rappeler qui ils sont, et surtout, à quel point ils se ressemblent.