On ne touche pas la femme d’un ami, surtout si l’on est son homme de confiance. L’ami de Clovis Baccara est riche, puissant et en mauvaise posture : Oscar Lux, qui vient de convoler en justes noces avec la désirable Véronica, répond actuellement à quelques questions dans un commissariat où on le maintient en garde à vue. « Comment ça en garde à vue ? s’écria Clovis Baccara, mais pour quels motifs ? Détournement de fonds publics complicité et recel d’abus de biens sociaux abus de confiance faux et usage de faux destruction de preuves et j’en passe. » Clovis trempe depuis longtemps dans les affaires louches d’Oscar : quitter le pays n’est pas, dans ces conditions, la plus mauvaise des idées. Il pourra d’ailleurs en profiter, ainsi que l’y invite Oscar, pour veiller sur Véronica : qu’il l’accompagne donc dans ce palace hollywoodien où lui-même ne tardera pas à les rejoindre, une fois réglées ses petites tracasseries judiciaires. Oscar n’a-t-il pas une « confiance absolue » en Clovis ? Il reste cent vingt pages à celui-ci pour s’en montrer digne et traverser tête haute le parcours d’embûches libidinales que lui a préparé l’auteur en s’efforçant, quoi qu’il arrive, de ne pas toucher. Quitte, bien sûr, à se faire l’impuissante marionnette d’une Véronica Lux aussi perfide que séduisante, ravie d’avoir, pour passer le temps sans doute, l’embarras de son garde du corps à exploiter.
C’est le slalom de Baccara entre convoitise et résistance que raconte Eric Laurrent dans ce roman aux phrases elles-mêmes sinueuses et semées de petits pièges ludiques, précises jusqu’à l’ivresse et pliant à leur rythme singulier les ressources de la langue. A chaque page son mot choisi, sa cascade de parenthèses emboîtées, sa tournure inattendue ou son amusante séquence (« Nulle motilité appétitive ne les animant tous deux, pas moins elle que lui, le petit déjeuner fut frugal et sa déglutition pénible ») : innombrables et cocasses minuiteries qui, mariées à la vraie fausse badinerie d’un ton détaché ou ironique, donnent à Ne pas toucher ce charme irrésistible et agaçant propre au sieur Laurrent. Une aisance déconcertante, une exagération qui se joue sans cesse d’elle-même, un style aux fioritures invraisemblables et auto-caricaturales -un petit roman admirablement troussé, en somme, conçu pour ravir et horripiler tout à la fois. Pari réussi, comme toujours.