Attention, événement éditorial ! Cet ouvrage, sorti en 1994 et traduit aussitôt en une vingtaine de langues, a subi la courageuse résistance des éditeurs français -entendez ceux qui dominent la scène médiatico-intellectuelle parisienne-, qui l’ont jugé peu opportun, inintéressant pour le public français en somme. Qu’ils en soient remerciés ! Il a donc fallu attendre 1999 pour que L’Age des extrêmes soit traduit et publié en Belgique, en coédition avec Le Monde Diplomatique. Le premier tirage a été immédiatement épuisé et, en dépit de la censure morale des bien-pensants, ce livre s’imposera de toute évidence comme un ouvrage fondamental touchant l’analyse historique du « court XXe siècle » (1914-1989).
Pourquoi ce silence ? Hobsbawm est jugé comme « un des principaux historiens de ce temps » (F. Mayor, directeur général de l’UNESCO) et ses travaux sur le long XIXe siècle ont acquis unanimement valeur de référence. En novembre 1997, la revue américaine Lingua Franca notait que trois forces se sont conjuguées : « l’essor d’un antimarxisme hargneux parmi les intellectuels français ; les restrictions budgétaires touchant l’édition des sciences humaines ; et, ce n’est pas le facteur le moins important, le refus ou la peur de la communauté éditoriale de contrer ces tendances. » C’est que, en effet, ce livre rappelle des vérités objectives de l’histoire fraîche du XXe siècle que ceux qui se posent en intellectuels ont jugé bon de taire et d’oublier. En est-il choquant ? Du point de vue de ces mêmes intellectuels, oui, sans doute, car il fait une mise au point claire, nette et impartiale, dégagée de tout parti pris idéologique. Le survol proposé de ce court XXe siècle se fait à bonne altitude, il prend la perspective de la hauteur de vue, de l’ensemble, de la globalité. Enfin, il s’adresse à la raison.
Il est aussi choquant parce que son langage est celui de l’intelligence, de la nuance et de la précision, qui s’efforce de comprendre et de faire comprendre à un public honnête ce que l’on peut honnêtement penser de cet âge moderne des extrêmes. Le quiproquo vient de ceci : Hobsbawm ne cherche pas la polémique, n’attaque personne. Il propose des vues qui s’imposent calmement par leur sagacité et leur réalisme, il s’inscrit contre le mauvais goût de l’idéologie qui ne persiste jamais autant que chez ceux qui proclament la combattre. A preuve, les mésaventures éditoriales de cet ouvrage, qui n’a d’autre ambition que la considération raisonnable de ce siècle, siècle de catastrophes, d’âge d’or et de débâcle, au travers duquel la raison et la juste mesure n’auront, justement, pas servi de boussole. On peut enfin préciser qu’une traduction française impeccable (eh oui…) soutient le talent du narrateur d’un bout à l’autre de ces 800 pages. Que ce livre ait partout été un succès montre que le grand public n’est pas aussi sot que les intellectuels l’imaginent ; la condescendance des élites à l’égard des autres ne se contente pas d’être blessante ; elle pourrait bien finir, dans cette histoire de l’arroseur arrosé, par se rendre tout à fait méprisable. Ce succès montre aussi que deux choses sont demandées à un historien : la probité intellectuelle (ne pas mentir ou dissimuler des faits), et la volonté d’aider à comprendre objectivement ce qui peut faire le sens d’une histoire humaine partagée mondialement dans un temps donné (fuir la lâcheté et la complaisance). Dans cette perspective, cet ouvrage est unique à l’heure actuelle, quoique son auteur s’en défende modestement.
« La destruction du passé, ou plutôt des mécanismes sociaux qui rattachent les contemporains aux générations antérieures, est l’un des phénomènes les plus caractéristiques et mystérieux de la fin du XXe siècle. De nos jours, la plupart des jeunes grandissent dans une sorte de présent permanent, sans aucun lien organique avec le passé public des temps dans lesquels ils vivent. Les historiens, dont le métier est de rappeler ce que les autres oublient, en deviennent plus essentiels que jamais en cette fin du deuxième millénaire. »