La nouvelle espièglerie d’Eric Chevillard procède d’un coup d’audace plutôt rare chez un romancier : bouter un auteur hors de son oeuvre, biffer sa signature et mettre la sienne à la place, en arguant avec force arguments que l’original ne tient pas la route, vaut mieux que ça. On sait l’histoire de la littérature truffée d’emprunts plus ou moins avoués ; les plagiaires et copieurs pullulent dans le monde des lettres. C’est même un mode d’emploi pour une plume apprentie. Se servir dans le pot commun est une règle connue de tous. Presque toujours, le style commence avec l’exercice qui le prend pour objet ; mais Chevillard va plus loin : il ne s’agit plus seulement d’écrire et de refaire à partir de (cela s’appelle la modernité et commence peut-être avec l’Ulysse de Joyce qui, lui aussi, garda le titre de son aîné ), mais de réécrire à la place de…, parce que c’était bâclé : cela s’appelle Eric Chevillard et constitue une des lectures les plus jouissives de cette rentrée.
Aux origines de ce onzième livre, il y a donc un procès en écriture et en paternité qui visent les contes en général et les frères Grimm en particulier. Aux premiers, le romancier fixe comme chef d’accusation le label « de notre enfance » qui le colle comme une fatalité commode : « L’enfance est derrière nous et ses mièvres fantaisies. Nous voulons vivre ». Il s’agira donc d’écrire pour se libérer des vieux trucs de grands-mères. Aux seconds, surnommés « Grimgrim », il reproche la « besogne bâclée » des conteurs, leur « sprint » narratif, « Jacob tirant le coup de pistolet du départ, Wilhelm aussitôt abaissant le drapeau d’arrivée », la soi-disant efficacité du récit court avec ses il était une fois « une femme et ses trois filles, un pauvre bûcheron, une princesse qui possédait un château » et dix pages pour les croquer. En engageant la plume pour offrir une signature honorable à ce hardi tailleur, Chevillard ne manque donc pas une occasion d’égratigner ses confrères et leur canevas mal brodé : « au mieux, (…) une variation enfantine un peu niaise, au pire un plagiat essoufflé du chef-d’œuvre de Cervantès ».
Une fois jetés les griefs, de quoi est faite cette version définitive ? Une phrase du roman fixe la posture de l’écrivain : « Car, oui, il est possible d’errer d’un pas résolu ». A l’inverse de la ligne droite suivie par les conteurs pressés et des péripéties calculées de leur héros, la route de Chevillard prend toutes les sinuosités ; mais, comme d’habitude, ce zig-zag est sûr de lui. Il est esthétique et éthique. Il a son origine littéraire, que l’auteur nous livre page 112 dans un de ses nombreux moments d’intelligence avec le lecteur, où il prépare avec nous la formule à trouver pour parler de son ouvrage : un conte du XIXe siècle retravaillé par un écrivain du XXIe avec les outils du roman anglais du XVIIIe. Voilà pour l’éthique du romancier. Tout est dit. Ou presque ; reste à dire la beauté et la forme athlétique d’un texte où Chevillard nous mène où il veut, quand il veut : impromptus poétiques, fausses confessions, digressions et affabulations lexicales (la licorne, « pas la première vache à s’être cassé une corne » mais la première à en tirer fierté)…Un moment du livre pourrait bien résumer sa force tranquille : c’est quand Chevillard parle des deux qualités, « rarement compatibles » de son petit tailleur : l’aplomb et l’allant. Le boeuf, plein d’aplomb et sans allant ou le papillon qui a beaucoup du second mais manque logiquement du premier. Le dernier roman d’Eric Chevillard allie les deux : allant d’un récit polymorphe qui va où la plume le porte, aplomb de ce qui le tient au sol : l’intelligence qui n’a jamais été aussi légère. Un paradoxe de plus.