Parental advisory, explicit lyrics. En menant à terme un projet spectaculaire en forme d’encyclopédie romanesque des thèmes clés qui hantent la littérature contemporaine et culminaient jusqu’alors dans la fiction culte de Bret Easton Ellis, Eric Bénier-Bürckel livre une réflexion saisissante sur la violence, l’individu privatisé et le devenir moderne des cautions éthiques, explosant du même coup les frontières de l’horreur et de la barbarie. Ce premier roman hargneux et habile, tout en décalquant avec brio le style et la forme de cet American psycho dont l’influence a éclaboussé une bonne partie de la jeune génération française, s’attache justement à instruire le dossier de la littérature trash de ces dernières années et, par l’amoncellement des traits caractéristiques de la figure du serial killer, à mettre un point final à sa carrière romanesque. Ici, l’assassin s’appelle Baptiste Bucadal, vit seul, a un look de boysband et enseigne la philosophie dans un lycée de la banlieue parisienne ; il fume beaucoup, sort énormément, voit une chatte en chaque femme, et en assassine une ou deux régulièrement après les avoir torturées et avant de les dépecer, de les mettre au frais et de les manger. Au fur et à mesure d’un récit construit par épisodes successifs indépendants et largement inondés de scènes sexuelles gore d’une violence parfois franchement insoutenable (des séquences de trois ou quatre pages de détails anatomiques sanguinolents, au demeurant couronnées de torture psychique, nécrophilie, scatophilie ou cannibalisme), l’auteur sème les indices de sa réflexion et construit la psychologie du monstre dont on suit le parcours monotone.
Atome monadique dans une société dégénérée, Bucadal évolue derrière les barreaux d’une vision ultracynique du monde, appréhendant les femmes comme purs objets de pouvoir ou de jouissance et assénant calmement que « ce qui m’intéresse, moi, ce n’est pas l’éthique ou la politique, mais c’est l’éthologie. J’observe les hommes comme on observe les bêtes, sans parti pris moral » ; en traversant l’Atlantique et en s’engouffrant dans le roman de Bénier-Bürckel, Pat Bateman s’est aussi adapté à l’imaginaire et aux valeurs de sa nouvelle civilisation. Là où le personnage d’Ellis était rongé par l’aseptisation d’une société désagrégée par l’argent, Bucadal l’est par la fin des idéaux et la perte de tout sens, jusque dans la philosophie -en laquelle il ne croit d’ailleurs plus. Ellis accumulait des paragraphes entiers de marques de luxe, Bénier-Bürckel dévide la liste interminable des penseurs étudiés par notre prof tueur, et plaque sur son récit des extraits philosophiques isolés qui perdent toute signification. « L’Occident ne tient que par des mirages. Mais le désert croît. Et les mirages se dissipent et tout s’ensable. Je suis un homme désertique… » De son Bucadal, l’auteur cherche à faire le condensé des Bateman, Lecter, Alex, Hashi, Schaltzmann ou Nadine qui, tous, ont trait à cette même thématique qu’il s’agit maintenant d’épuiser. Le résultat, stylistiquement irréprochable, est d’une stupéfiante efficacité. Malgré un vif intérêt pour les petits hommes verts, dernier refuge imaginaire d’une civilisation en quête d’un ultime substitut aux dieux et aux utopies, le leitmotiv du roman (écho du « Sans issue » qui ponctuait la ligne de fuite sanglante de Bateman) semble inéluctable : Sans suite.