Les formidables miniatures de La Vie impossible, un recueil de brèves nouvelles d’une efficacité inversement proportionnelle à leurs dimensions, méritaient sans discussion la comparaison avec les « anecdotes » dont Borges remplissait au début des années 30 les pages culturelles de la Revista multicolor de los Sábados. Don pour le fantastique, goût des curiosités artistiques et bibliophiliques, subversion des genres littéraires, récurrence des thèmes de la bibliothèque, de la langue et du livre dans le livre, tout indiquait la familiarité d’Eduardo Berti avec l’univers de son prestigieux compatriote. Cette fois-ci, l’hommage est explicite : Tous les Funes est construit à partir de « Funes ou la mémoire », l’une des plus célèbres nouvelles de Borges ; l’écrivain argentin y raconte l’histoire d’un jeune type qu’un accident a rendu incapable d’oublier quoi que ce soit, le condamnant à se souvenir de tout, seconde par seconde, détail par détail. « Il pouvait reconstituer tous les rêves, tous les demi-rêves. Deux ou trois fois il avait reconstitué un jour entier ; il n’avait jamais hésité, mais chaque reconstitution avait demandé un jour entier ». Cette mémoire monstrueuse et absurde, « comme un tas d’ordures », finit par l’engloutir en l’empêchant à la fois de vivre et de penser. Comme le Bartleby de Melville, l’étrange Funes fait partie de cette petite congrégation de héros littéraires si fascinants qu’ils ont fini par sortir du texte dans lequel ils sont nés : appropriés, parasités, réinventés, ils se baladent désormais en littérature comme des personnages autonomes, générant toute une descendance au chef-d’œuvre originel. Dans le cas d’Eduardo Berti, le jeu ne se limite pas à la simple reprise du personnage inventé par Borges : c’est l’idée même d’hommage littéraire et d’envahissement de la réalité par la fiction qu’il met au centre de son roman, la monomanie des Funes débouchant sur une ingénieuse mise en abyme du roman qui s’écroule sans cesse sur lui-même, comme un trou noir.
Le narrateur s’appelle Jean-Yves Funès (avec un accent), universitaire retraité à la santé déclinante, spécialiste de la littérature sud-américaine. Son truc à lui, nom de famille oblige, c’est les Funes. La lecture du conte de Borges a été le choc de sa vie : « Après que j’ai lu cette nouvelle pour la première fois, rien n’a plus été pareil, si je vous disais que j’en suis arrivé à l’apprendre par coeur ». Du coup, il s’est lancé dans le projet fou de répertorier tous les Funes de la littérature. « Je suis une espèce de collectionneur, explique-t-il, je collectionne toutes les oeuvres littéraires dans lesquelles apparaissent des personnages du nom de Funes ». Et des Funes, la littérature sud-américaine n’en manque pas : outre celui de Borges, il y en a un chez Horacio Quiroga (dans « La Méningite et son ombre »), un chez Augusto Roa Bastos (dans « L’Oiseau-mouche ») et peut-être un chez Adolfo Bioy Casares (lequel, prétendent certains, aurait eu sous le coude une nouvelle centrée sur un toubib nommé Funes). Le patronyme n’a pas échappé non plus à Julio Cortázar, dont les « Nouvelles des Funes » tournent autour de cette mystérieuse récurrence onomastique. Jean-Yves Funès, donc, est invité à Lyon pour un colloque organisé par une vieille connaissance, le professeur Nazaire. Dès le départ, le voyage ne se déroule pas comme il devrait ; Funès loupe son train, est accueilli à la gare par un ancien étudiant qu’il ne reconnaît pas, se voit proposer une visite commentée du quartier Saint-Jean par un aveugle et fait un malaise dans un restaurant marocain. Tout se détraque. L’hôtel envoie un docteur dans sa chambre. Son nom ? Funes. Plus loin, un avocat sonne à sa porte. Son nom ? Funes aussi. La réalité s’embrume, l’hallucination guette, la fiction déborde par-dessus sa cuve : en se déversant dans le réel, ses homonymes littéraires obligent Funès à dévoiler l’imposture sur laquelle il a bâti sa vie et à avouer qu’il n’est pas un vrai Funes, contrairement à ce qu’il a toujours voulu faire croire.
« Tous les Funes est, au meilleur des sens, un roman littéraire, et il s’alimente de ses propres sources », écrit Alberto Manguel dans sa préface : en effet, rarement un livre se sera aussi intimement noué aux chefs-d’œuvre qui l’ont inspiré, ce nœud étant en fin de compte son principal sujet. S’il a pris le parti de jouer à fond la carte des références, Eduardo Berti n’en a pas pour autant composé un roman pour initiés : son plongeon dans l’océan des Funes est d’abord et avant tout le déclencheur d’un formidable jeu de miroirs qui dissout la barrière entre le fictif et le réel et exploite les vertiges du paradoxe et de l’auto-inclusion, comme dans ces gravures impossibles d’Escher où une main dessine celle qui la dessine et inversement. Théorique ? Peut-être, mais sans formalisme. Ludique ? Bien sûr, mais pas seulement. Métaphysique ? Voire. Après tout, notait Borges (encore lui), la métaphysique, ce n’est jamais « qu’une partie de la littérature fantastique ».