Drago Jancar s’est fait connaître du public français avec L’Elève de Joyce, un recueil de nouvelles paru en 2003. On le présentait alors comme le fer de lance de la littérature slovène contemporaine, comme on le fait d’ailleurs pour nombre d’autres auteurs issus des pays de l’Est. Force est de constater qu’en dépit de leur apparente vocation commerciale, la plupart de ces rumeurs se révèlent fondées ; Drago Jancar n’y fait pas exception. Et l’on ne peut que s’émouvoir de constater que, pour la énième fois, un écrivain étranger dont l’oeuvre foisonnante et variée est traduite dans plus d’une dizaine de langues et honorée par des prix prestigieux, n’ait que deux livres traduits dans l’Hexagone. Point communs avec d’autres auteurs de la même région : ce livre de Drago Jancar présente des descriptions parmi les plus poignantes et les plus fidèles des exactions quotidiennes commises par les deux grands systèmes totalitaires du XXe siècle, le national-socialisme et le communisme. L’intrigue d’Aurore boréale est située dans la « petite ville » de Maribor, une cité qui a précisément connu les deux. Jancar fait durablement sentir la continuité de cette mainmise historique sur les personnages qu’il anime ; il donne à voir de quelle manière les protagonistes n’ont pu ou ne pourront échapper à l’influence du nouveau régime (quel qu’il soit) sur leur existence. La façon dont l’Histoire peut révéler ou sceller un destin est ici admirablement mise en scène, rarement d’un point de vue héroïque mais dans une véracité exacerbée par l’inéluctabilité du contexte.
Le romancier partage également cette habileté qu’ont les auteurs slaves à dépeindre une cité dans ses moindres détails architecturaux ou sociaux. Il dessine le parcours erratique d’un homme descendu en gare de Maribor pour une raison improbable : Josef Erdman attend son associé pour une rencontre qui tarde à se faire, ce dernier ne répondant à aucun courrier. Au cours de cette attente irrationnelle, il se lie avec plusieurs habitants de la ville, parmi les notables comme parmi les marginaux. Happé par la ville et son atmosphère, il finit par repousser l’idée d’en repartir et sombre peu à peu dans la folie ; son irresponsabilité chronique et galopante, couplée à la variété de ses relations, aura des conséquences funestes. « Mais pour ma part, la terre peut trembler, elle peut aussi croître, grouiller et trembler sous les pieds de l’humanité pour ma part, elle peut même exploser. Mais qu’elle n’explose pas dans ma tête ». C’est pourtant ce qui va se passer. La plume de Jancar se fait admirablement fine pour allier universel et singulier, contingent et essentiel, au coeur d’une symbolique des plus sobres ; l’une des grandes originalités de l’écrivain slovène réside dans sa propension à manipuler des profils psychologiques originaux dans un contexte extraordinaire. Et pendant que Josef Erdman sombre dans l’apathie la plus totale, « partout des semblants de parades marchaient au pas, la jeunesse se préparait à remettre de l’ordre dans le monde, de fond en comble ».