Il y a quelque chose de pourri dans les campagnes américaines. Ce n’est pas nouveau, mais c’est de pire en pire. Le Diable, tout le temps de Donald Ray Pollock avait donné le ton : on ne rigole plus au fond de l’Ohio ou de l’Indiana. Et chez Eric Miles Williamson, Larry Fondation ou Benjamin Whitmer, c’est pareil : du noir toujours plus noir, si possible dans des lieux reculés et écartés du rêve américain, là où l’isolement, l’entre-soi et l’absence d’horizon font les meilleurs cocktails. On assiste presque à une surenchère chez ces auteurs, un concours de « nihilisme chez les ploucs » supposé consacrer l’écrivain le plus radical, le plus outrancier, capable d’assumer le plus hardiment la violence sèche et crue de ce bas-monde. Et à ce jeu, force est de reconnaître que Frank Bill est un sacré challenger : déjà auteur d’un recueil de nouvelles remarqué l’année dernière (Chiennes de vie), cet habitant du sud de l’Indiana assène avec Donnybrook un coup dont ses concurrents vont avoir du mal à se relever. Même Donald Ray Pollock, le cerveau le plus malade d’Amérique, s’est exclamé : « Mais d’où sort ce type ? »… C’est dire.
En France, la Série Noire l’a fait traduire par Antoine Chainas, ce qui est assez logique : même nervosité dans l’écriture, même sentiment de tension qui éclate en paragraphes courts et directs, comme chez leur référence commune, le maître du « roman coup-de-poing », Chuck Palahniuk. Même envie, aussi, de faire un tour chez les freaks, d’ouvrir le ventre de l’Amérique contemporaine pour extirper ses entrailles les moins parfumées, quitte à s’en mettre plein les doigts. Frank Bill nous emmène dans son Indiana natal, avec quelques détours par le Kentucky, à la rencontre de ce monde rural frappé de plein fouet par la crise économique, et qui n’en finit pas de déchoir ; loin des clichés de la Bible Belt menant une vie pieuse et édenique à l’ombre des silos à grains, c’est le monde des caravanes rouillées sur des blocs de parpaing, où on prépare le crystal meth à destination des chômeurs et des mexicains. Autant dire que personne ne sort grandi de ce naufrage collectif, où l’impératif de survie génère un égoïsme radical.
Si le terme « donnybrook » désigne en anglais une « manifestation tapageuse et désordonnée, une vive dispute », il s’agit ici d’un doux euphémisme. Le roman suit plusieurs personnages dans leurs errances toxico-agressives jusqu’à la rencontre finale, sur un ring à ciel ouvert, selon le sympathique règlement suivant : vingt combattants s’affrontent à mains nues, le dernier debout a gagné. Lieu terminal de la décadence, né de l’ennui et de la cupidité, le « Donnybrook » rassemble clandestinement tout ce que l’Amérique rurale compte de paumés en quête d’un dernier frisson avant de crever. Dans une langue archi-minimale à la Carver, Frank Bill dresse le portrait désolé et fataliste d’une population sacrifiée, qui s’étourdit dans la défonce et ne discute pas, préférant cogner au moindre problème. Pensez aux séquences de Trevor dans GTA V, ou à cet allumé de shérif Hood dans Banshee : ultra-violence à tous les étages, et darwinisme hormonal. Se lit très vite, fait très mal, mais en garde en réserve : il y aura vraisemblablement une suite.