La rentrée-bis a un goût de déjà vu. Et pour cause, les éditeurs jouent encore l’asphyxie. De fait, on laisse tourner les mêmes albums en boucle (Zorn jouant Morricone, Dantec en Dieu schizo) et on ne s’aventure dehors que pour se fourbir illico presto en junkfood pour home-cinéma dézonné. L’exception culturelle vient pour une fois de la case « livres ». Après l’apex de fin d’année marqué par la réédition de K. Dick, on commence 2001 avec les plus grands espoirs. Pynchon, Burroughs, Ballard et McGuane se bousculent au portillon tandis que quelques têtes moins familières viennent agrémenter le tout (Van Sant, Heffman, Eric Bénier-Bürckel). Pour clôturer le tout, Don DeLillo et la réédition d’un de ses chefs-d’œuvre, Libra.
DeLillo, le dynamiteur de la fresque historique. Dans Chien Galeux, il mêlait fiction, mythe et réalités pour créer la torsion du XXe siècle. Dans un bunker, un homme s’agite pour ses derniers moments intimes aux côtés de sa compagne. Les bombes se font plus proches et les deux êtres mourront bientôt. L’histoire, le mythe nous apprendront que les deux individus en question étaient Adolf Hitler et Eva Braun et que cette scène avait été fixée sur une bande vidéo en forme de Faucon Maltais.
Du drame individuel, DeLillo passe au mythe collectif. Avec la force de l’historien, il ne relate pas les faits mais les créé. Sous sa force narrative, les personnages publics deviennent subitement les acteurs involontaires d’un drame historique qui ne fait que se nouer, sans jamais se défaire. Ainsi, dans Libra, qui précéda ces monuments littéraires que sont Chien Galeux (1989) et Mao II (1991), DeLillo s’attarde sur l’existence morne de Lee Oswald. Une vie faite de bonheur sans joies et de victoires sans lendemains que l’auteur s’applique à décrire avec la plus grande fidélité. Car si la fiction attend le lecteur au détour de chaque phrase, DeLillo renoue avec la grande tradition théâtrale Shakespearienne du « suspension of disbelief » (la fin de l’incrédulité du spectateur) et convainc le lecteur sceptique à accepter cette fiction en gestation comme la plus personnelle des biographies.
Oswald sera donc cet anti-héros impuissant du grand drame médiatique et politique qui se déroule devant ses yeux. Mieux encore, Oswald ne sera pas. Il n’aura été que l’outil indulgent de forces trop puissantes pour qu’il les canalise ou les comprenne. Car si DeLillo s’attaque à un des mythes de l’histoire américaine (l’assassinat de Kennedy), il ne gaspille pas pour autant ses forces littéraires à chercher une quelconque vérité. Il est l’avocat insensé de la vérité subjective et individuelle qui frappe tous les faits, même les plus grands moments historiques. Oswald croise les ombres anonymes de Staline, Marina, Dave, Fidel Castro, Helen ou Kennedy sans mesurer la paranoïa de la machine d’Etat. Broyé par l’inexorable cours de l’histoire, le visage sans relief de Lee résonne encore dans un bruit blanc étouffant. Sa dernière grimace de souffrance médiatisée traverse la vérité historique, grimaçante. Le 24 novembre 1963 mourrait Lee Oswald, ennemi public numéro 1. Deux jours plus tôt, un accident de voiture tragique dans les rues de Dallas avait eu raison d’un dénommé Kennedy.